Triste et prévisible
La Cour du Québec a officialisé récemment l’arrêt des procédures contre l’ex-entrepreneur Tony Accurso et ses quatre coaccusés, marquant la fin, triste et prévisible, d’une enquête pour fraude et corruption à l’Agence du revenu du Canada (ARC). Le dérapage du procès d’Accurso, de l’ex-entrepreneur Francesco Bruni, du comptable Francesco Fiorino et des ex-fonctionnaires Adriano Furgiuele et Antonio Girardi tient en bonne partie à des erreurs de la Couronne dans la gestion de la preuve et à une relation difficile entre l’ARC, la GRC et Revenu Québec dans les diverses enquêtes entreprises au fil des ans afin de faire le ménage au fisc canadien.
La Couronne avait omis de divulguer à la défense l’équivalent de 600 boîtes de preuves en possession de Revenu Québec. En fait, elle avait remis des copies annotées, alors que les accusés auraient dû avoir accès aux originaux afin que soit respecté leur droit à une défense pleine et entière. Cette affaire pesait sur l’équité du procès depuis le dépôt, en janvier dernier, d’une requête en arrêt des procédures par les cinq accusés. Forcée par la juge Mélanie Hébert à remettre les documents en question, le 4 juin dernier, la Couronne a procédé à un examen interne pour en arriver à la conclusion qu’elle ne serait pas en mesure de remettre toute la preuve dans un délai raisonnable.
L’arrêt Jordan, par lequel la Cour suprême a fixé à 30 mois le délai maximal pour la tenue d’un procès devant les tribunaux supérieurs, a joué en faveur des accusés.
Concrètement, l’une des affaires de corruption les plus retentissantes des dernières années a fini en queue de poisson parce que la Couronne n’était pas en position de numériser la preuve dans des délais raisonnables. « La tâche était colossale, a dit le procureur de la Couronne François Blanchette. On parle de centaines de milliers de pages, des formats différents, recto verso, etc. On ne peut pas procéder à la numérisation, l’indexation, le classement, le tri et tout n’importe comment. »
Le stratagème de corruption qui était en place à l’Agence du revenu du Canada suscite l’aversion. Accurso et ses complices allégués auraient bénéficié du soutien de fonctionnaires corrompus pour éviter aux entreprises de l’ex-magnat de la construction de payer des impôts fédéraux entre 2005 et 2009. Quand la corruption s’étend jusqu’au fisc, c’est bien le signe qu’une société est malade de ses institutions.
Les accusés avaient été arrêtés en août 2012. Plus de 100 mois s’étaient écoulés déjà avant qu’ils ne soient jugés. Huit ans et des poussières, c’est long, beaucoup trop long dans un système reposant sur la présomption d’innocence.
L’arrêt Jordan a fêté son cinquième anniversaire le 8 juillet dernier… Le jour même où Tony Accurso et ses coaccusés bénéficiaient d’un arrêt des procédures ! Cet arrêt très controversé de la Cour suprême était nécessaire pour discipliner le système de justice, qui accumulait les retards sans égard aux faits que la vie des accusés, présumés innocents jusqu’à preuve du contraire, était mise entre parenthèses des années durant. En ramenant les délais de procès à 30 mois pour une cause devant la Cour supérieure et à 18 mois pour une cause devant la Cour du Québec et les autres cours provinciales, le plus haut tribunal du pays a mis un terme à une gestion de l’instance marquée par l’insouciance. « Toutes les parties travaillaient dans une culture de complaisance à l’égard des délais qui s’est répandue dans le système de justice criminelle », dénonçait la Cour suprême dans l’arrêt Jordan.
Il était prévisible que des procès entamés avant l’arrêt Jordan seraient compromis, le temps que le système judiciaire s’adapte à la nouvelle réalité. De présumés trafiquants de drogue, des membres du crime organisé et même des meurtriers ont bénéficié des largesses de l’arrêt Jordan. Après cinq ans, l’électrochoc administré par la Cour suprême commence à donner des résultats. Selon des données compilées par Radio-Canada, la durée médiane des procès pénaux est passée de 335 jours à 151 jours au Québec entre 2017-2018 et 2019-2020. La durée médiane des procès criminels a baissé de 225 à 204 jours pour la même période.
Enfin, la leçon ultime de l’arrêt des procédures dans le dossier de fraude et de corruption à l’ARC, c’est que les forces policières et les procureurs de la Couronne ont tout intérêt à revoir leurs façons de faire. La complexité de la criminalité financière, jumelée à l’épée de Damoclès que constitue l’arrêt Jordan, nécessite de cibler davantage les enquêtes, et de concentrer le tir sur une série d’infractions et une période qu’il sera possible de gérer par la suite devant une cour de justice. Un procès qui s’apparente à un travail encyclopédique aura moins de chance de succès qu’un procès circonscrit, avec une preuve qu’il sera possible d’administrer à l’échelle humaine.