Kamouraska, un grand film malade
Peu importe le temps qui passe, Kamouraska apparaît, encore et toujours, comme un grand film malade
Un film historique explore toujours deux époques à la fois : celle du récit qu’il porte à l’écran et celle de son tournage. Parfois, le présent de ce passé s’y invite avec une acuité plus grande que la reconstitution elle-même, forcément limitée par une foule d’impératifs, certains économiques. Dans le cadre de la série « La leçon d’histoire du cinéma québécois », des historiens de toutes les générations ont convergé vers la Cinémathèque québécoise, invités à revisiter une production à caractère historique tournée entre 1957 et 1979. Un éclairage à la fois nostalgique, érudit et surprenant. Cette semaine, Kamouraska (1973), de Claude Jutra, l’adaptation somptueuse, parsemée d’embûches et de périls, d’un des plus grands romans d’Anne Hébert.
Au moment du tournage et à sa sortie, Kamouraska était affublé de tous les superlatifs, par son budget (750 000 $, près de cinq millions en dollars d’aujourd’hui), le prestige de sa distribution (dominée par Geneviève Bujold, alors en pleine ascension internationale), celui de son réalisateur (qui venait tout juste de signer Mon oncle Antoine,
encore un des jalons du cinéma québécois) et celui de la romancière (elle aussi déjà consacrée ici et à l’étranger avec Le torrent et Les chambres de bois).
À l’évidence, disait-on, Kamouraska
serait notre Autant en emporte le vent,
grâce à son ampleur cinématographique, ou notre Docteur Jivago, pour la splendeur des scènes hivernales. La suite des choses fut plus tortueuse.
Inspirée d’un fait divers, l’histoire de ce crime commis par l’amant américain (Richard Jordan) d’une bourgeoise (Bujold) rêvant d’éliminer son mari volage et fêtard (Philippe Léotard) allait plonger les spectateurs dans la perplexité devant cette illustration des tourments d’Élisabeth Rolland, assaillie de remords au moment de veiller son second époux à l’agonie en 1860. Les aléas de la coproduction avec la France, les insatisfactions de Jutra devant un montage dicté par des considérations commerciales et un accueil glacial en feront ce que François Truffaut aurait pu qualifier de « grand film malade » (voir encadré).
Pour revisiter cette production ambitieuse — également proposée dans une version de trois heures, plus près de la vision du réalisateur, remaniée au début des années 1980 —, Le Devoir a invité les historiens Éliane Bélec et Mathieu Trépanier, aussi cofondateurs (avec le cinéaste Richard D. Lavoie) du Festival international du film d’histoire de Montréal.
Vous souvenez-vous de votre premier visionnement de Kamouraska ?
Mathieu Trépanier : C’était il y a quelques jours en prévision de cette entrevue !
Éliane Bélec : De mon côté, c’était dans un cours de cinéma au cégep, mais nous avions seulement visionné des extraits. Je me souviens de peu de choses : la lenteur, et le fait que ce ne fut vraiment pas un coup de coeur.
Et votre regard à la lumière d’aujourd’hui ?
Éliane Bélec : Le film a pratiquement un demi-siècle. À ce stade, je l’aborde comme une source. D’ailleurs, à titre d’historienne, j’ai toujours considéré qu’une oeuvre d’art constitue une source historique : elle parle autant d’une époque que de ce qu’elle représente.
Mathieu Trépanier : De mon côté, quand j’affirme que c’est un objet historique, ce n’est pas une insulte, mais un état de fait. Cet objet nous vient d’un passé récent et je l’aborde avec un oeil d’historien. Kamouraska, c’est donc un film des années 1970 qui parle des années 1970 ; il illustre l’idée qu’Anne Hébert et Claude Jutra se faisaient du Bas-Canada. Et il ne faut pas oublier que l’histoire et la représentation du passé sont deux choses complètement différentes. Les historiens s’échinent rarement à représenter le passé.
Voyez-vous tout de même une certaine justesse dans la manière de reconstituer cette époque ?
Éliane Bélec : Le film colle assez bien au fait divers, mais il n’y a aucune référence politique, comme la rébellion des patriotes.
Mathieu Trépanier : Le Bas-Canada que l’on nous montre, c’est celui construit à travers le prisme de la Révolution tranquille. Aucun cinéaste d’aujourd’hui ne pourrait le faire de manière aussi caricaturale. Ici, tout le monde est malheureux et tout le monde est une grenouille de bénitier ! En fait, Kamouraska se passe à l’époque du Bas-Canada, mais ça ne raconte absolument rien de cette époque : c’est totalement accessoire.
Éliane Bélec : Lorsque l’on observe les meubles et, surtout, les costumes, on voit bien que les recherches n’ont pas été très rigoureuses. Je ne suis pas sûre qu’ils avaient les ressources nécessaires pour atteindre une certaine exactitude.
Mais est-ce la véritable ambition de ses artisans ? Le roman autant que le film me donnent moins la sensation de me plonger dans une époque que dans un esprit tourmenté, celui d’Élisabeth Rolland.
Éliane Bélec : Vous avez raison. Anne Hébert décrit une trajectoire psychologique. Elle l’a fait souvent à travers des romans que l’on pourrait qualifier d’historiques, du Torrent aux Fous de Bassan. Sans compter que l’histoire et le cinéma utilisent des méthodes très différentes. Les oeuvres artistiques explorent des zones qui ne peuvent pas être documentées par des historiens.
Mathieu Trépanier : C’est d’ailleurs une des raisons qui font que je ne suis pas un amateur de fictions historiques : l’imaginaire proposé est souvent faux.
Éliane Bélec : Cela construit la perception des gens sur certaines réalités, que les historiens doivent par la suite déboulonner. Par exemple, plusieurs personnes sont encore et toujours convaincues que les Vikings portaient des casques à cornes !
Mathieu Trépanier : Les historiens doivent souvent faire du rétropédalage pour casser des croyances. Par exemple, les Français de la Troisième République [1870-1940] ont lu l’historien [Jules] Michelet. Il décrivait le Moyen Âge comme un temps de ténèbres, alors que ce fut une époque de floraison intellectuelle.
Éliane Bélec : Il faut savoir d’où viennent les choses, et d’où viennent les constructions sur ces choses.
Et qu’est-ce que vous trouvez « construit » dans Kamouraska ?
Mathieu Trépanier : La question des classes sociales s’arrime aux idées des années 1970. La servante Aurélie (Suzie Baillargeon) est une figure très importante, mais elle incarne la fausse bienveillance bourgeoise. Cette fille possède une énergie vitale, et tous les autres personnages vampirisent cette énergie. La vision du prolétariat chez Jutra et Hébert apparaît même romantique.
Éliane Bélec : De mon côté, je ne suis même pas certaine de bien saisir le propos féministe. Élisabeth a assumé ses pulsions physiques, ne s’en est pas cachée. Tout le monde a fini par le savoir, et cela a donné lieu à un procès… Et comme beaucoup de « classiques » des années 1970, ce film a mal vieilli. Je préfère le roman, et de loin.
Kamouraska, de Claude Jutra, est proposé sur illico et iTunes Store.