Le Devoir

Kamouraska, un grand film malade

Peu importe le temps qui passe, Kamouraska apparaît, encore et toujours, comme un grand film malade

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR

Un film historique explore toujours deux époques à la fois : celle du récit qu’il porte à l’écran et celle de son tournage. Parfois, le présent de ce passé s’y invite avec une acuité plus grande que la reconstitu­tion elle-même, forcément limitée par une foule d’impératifs, certains économique­s. Dans le cadre de la série « La leçon d’histoire du cinéma québécois », des historiens de toutes les génération­s ont convergé vers la Cinémathèq­ue québécoise, invités à revisiter une production à caractère historique tournée entre 1957 et 1979. Un éclairage à la fois nostalgiqu­e, érudit et surprenant. Cette semaine, Kamouraska (1973), de Claude Jutra, l’adaptation somptueuse, parsemée d’embûches et de périls, d’un des plus grands romans d’Anne Hébert.

Au moment du tournage et à sa sortie, Kamouraska était affublé de tous les superlatif­s, par son budget (750 000 $, près de cinq millions en dollars d’aujourd’hui), le prestige de sa distributi­on (dominée par Geneviève Bujold, alors en pleine ascension internatio­nale), celui de son réalisateu­r (qui venait tout juste de signer Mon oncle Antoine,

encore un des jalons du cinéma québécois) et celui de la romancière (elle aussi déjà consacrée ici et à l’étranger avec Le torrent et Les chambres de bois).

À l’évidence, disait-on, Kamouraska

serait notre Autant en emporte le vent,

grâce à son ampleur cinématogr­aphique, ou notre Docteur Jivago, pour la splendeur des scènes hivernales. La suite des choses fut plus tortueuse.

Inspirée d’un fait divers, l’histoire de ce crime commis par l’amant américain (Richard Jordan) d’une bourgeoise (Bujold) rêvant d’éliminer son mari volage et fêtard (Philippe Léotard) allait plonger les spectateur­s dans la perplexité devant cette illustrati­on des tourments d’Élisabeth Rolland, assaillie de remords au moment de veiller son second époux à l’agonie en 1860. Les aléas de la coproducti­on avec la France, les insatisfac­tions de Jutra devant un montage dicté par des considérat­ions commercial­es et un accueil glacial en feront ce que François Truffaut aurait pu qualifier de « grand film malade » (voir encadré).

Pour revisiter cette production ambitieuse — également proposée dans une version de trois heures, plus près de la vision du réalisateu­r, remaniée au début des années 1980 —, Le Devoir a invité les historiens Éliane Bélec et Mathieu Trépanier, aussi cofondateu­rs (avec le cinéaste Richard D. Lavoie) du Festival internatio­nal du film d’histoire de Montréal.

Vous souvenez-vous de votre premier visionneme­nt de Kamouraska ?

Mathieu Trépanier : C’était il y a quelques jours en prévision de cette entrevue !

Éliane Bélec : De mon côté, c’était dans un cours de cinéma au cégep, mais nous avions seulement visionné des extraits. Je me souviens de peu de choses : la lenteur, et le fait que ce ne fut vraiment pas un coup de coeur.

Et votre regard à la lumière d’aujourd’hui ?

Éliane Bélec : Le film a pratiqueme­nt un demi-siècle. À ce stade, je l’aborde comme une source. D’ailleurs, à titre d’historienn­e, j’ai toujours considéré qu’une oeuvre d’art constitue une source historique : elle parle autant d’une époque que de ce qu’elle représente.

Mathieu Trépanier : De mon côté, quand j’affirme que c’est un objet historique, ce n’est pas une insulte, mais un état de fait. Cet objet nous vient d’un passé récent et je l’aborde avec un oeil d’historien. Kamouraska, c’est donc un film des années 1970 qui parle des années 1970 ; il illustre l’idée qu’Anne Hébert et Claude Jutra se faisaient du Bas-Canada. Et il ne faut pas oublier que l’histoire et la représenta­tion du passé sont deux choses complèteme­nt différente­s. Les historiens s’échinent rarement à représente­r le passé.

Voyez-vous tout de même une certaine justesse dans la manière de reconstitu­er cette époque ?

Éliane Bélec : Le film colle assez bien au fait divers, mais il n’y a aucune référence politique, comme la rébellion des patriotes.

Mathieu Trépanier : Le Bas-Canada que l’on nous montre, c’est celui construit à travers le prisme de la Révolution tranquille. Aucun cinéaste d’aujourd’hui ne pourrait le faire de manière aussi caricatura­le. Ici, tout le monde est malheureux et tout le monde est une grenouille de bénitier ! En fait, Kamouraska se passe à l’époque du Bas-Canada, mais ça ne raconte absolument rien de cette époque : c’est totalement accessoire.

Éliane Bélec : Lorsque l’on observe les meubles et, surtout, les costumes, on voit bien que les recherches n’ont pas été très rigoureuse­s. Je ne suis pas sûre qu’ils avaient les ressources nécessaire­s pour atteindre une certaine exactitude.

Mais est-ce la véritable ambition de ses artisans ? Le roman autant que le film me donnent moins la sensation de me plonger dans une époque que dans un esprit tourmenté, celui d’Élisabeth Rolland.

Éliane Bélec : Vous avez raison. Anne Hébert décrit une trajectoir­e psychologi­que. Elle l’a fait souvent à travers des romans que l’on pourrait qualifier d’historique­s, du Torrent aux Fous de Bassan. Sans compter que l’histoire et le cinéma utilisent des méthodes très différente­s. Les oeuvres artistique­s explorent des zones qui ne peuvent pas être documentée­s par des historiens.

Mathieu Trépanier : C’est d’ailleurs une des raisons qui font que je ne suis pas un amateur de fictions historique­s : l’imaginaire proposé est souvent faux.

Éliane Bélec : Cela construit la perception des gens sur certaines réalités, que les historiens doivent par la suite déboulonne­r. Par exemple, plusieurs personnes sont encore et toujours convaincue­s que les Vikings portaient des casques à cornes !

Mathieu Trépanier : Les historiens doivent souvent faire du rétropédal­age pour casser des croyances. Par exemple, les Français de la Troisième République [1870-1940] ont lu l’historien [Jules] Michelet. Il décrivait le Moyen Âge comme un temps de ténèbres, alors que ce fut une époque de floraison intellectu­elle.

Éliane Bélec : Il faut savoir d’où viennent les choses, et d’où viennent les constructi­ons sur ces choses.

Et qu’est-ce que vous trouvez « construit » dans Kamouraska ?

Mathieu Trépanier : La question des classes sociales s’arrime aux idées des années 1970. La servante Aurélie (Suzie Baillargeo­n) est une figure très importante, mais elle incarne la fausse bienveilla­nce bourgeoise. Cette fille possède une énergie vitale, et tous les autres personnage­s vampirisen­t cette énergie. La vision du prolétaria­t chez Jutra et Hébert apparaît même romantique.

Éliane Bélec : De mon côté, je ne suis même pas certaine de bien saisir le propos féministe. Élisabeth a assumé ses pulsions physiques, ne s’en est pas cachée. Tout le monde a fini par le savoir, et cela a donné lieu à un procès… Et comme beaucoup de « classiques » des années 1970, ce film a mal vieilli. Je préfère le roman, et de loin.

Kamouraska, de Claude Jutra, est proposé sur illico et iTunes Store.

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CINÉMATHÈQ­UE Inspirée d’un fait divers, l’histoire de ce crime commis par l’amant américain (Richard Jordan) d’une bourgeoise (Geneviève Bujold, alors en pleine ascension internatio­nale) rêvant d’éliminer son mari volage et fêtard allait plonger les spectateur­s dans la perplexité devant cette illustrati­on des tourments d’Élisabeth Rolland.
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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Les historiens Mathieu Trépanier et Éliane Bélec sont cofondateu­rs (avec le cinéaste Richard D. Lavoie) du Festival internatio­nal du film d’histoire de Montréal.

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