Le Devoir

Loin du paradis

- BRIAN MYLES

Les superlatif­s ne manquaient pas lors de la conclusion d’un accord historique des ministres des Finances des pays du G20 sur la taxation internatio­nale des multinatio­nales. C’est la tempête annoncée sur les paradis fiscaux. La réforme la plus ambitieuse depuis un siècle. Le big bang de la fiscalité mondiale. Il y a des signes encouragea­nts dans cet accord appuyé par 131 des 139 pays ayant participé aux travaux de réforme, avec des exceptions notoires telles que l’Irlande et la Hongrie, pays par excellence du dumping fiscal.

L’accord orchestré par l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE) prévoit une réforme en deux piliers.

Le pilier numéro 1 prévoit la redistribu­tion de 20 à 30 % (le seuil reste encore sujet à des négociatio­ns) des profits dans la tranche excédentai­re à une marge de 10 % pour environ 70 des plus grandes multinatio­nales dont le chiffre d’affaires dépasse 25 milliards de dollars canadiens. Ce transfert se fera à l’avantage des pays que l’on dit « de marché », c’est-à-dire ceux dans lesquels les entreprise­s en question génèrent des activités et des profits sans y être implantées. Le pilier numéro 2 consiste en la création d’un impôt minimal mondial d’au moins 15 % pour les 10 000 entreprise­s dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1,1 milliard (en dollars canadiens).

Aussi bien dire que la réforme vise les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).

Selon les estimation­s de l’OCDE, cette réforme pourrait dégager des recettes fiscales récurrente­s annuelles évaluées à 125 milliards de dollars canadiens pour le pilier 1 et à 187 milliards pour le pilier 2. Elle a le mérite de prendre en considérat­ion la réalité des pays dont les économies sont matures et celle des pays émergents, en dépit d’imperfecti­ons. La redistribu­tion de la richesse fiscale prévue dans les mesures du pilier 1, notamment en faveur des pays en voie de développem­ent, est un concept qui n’avait jamais fait l’objet de discussion­s aussi élaborées auparavant.

À l’échelle diplomatiq­ue, l’accord annoncé à Venise marque une victoire éclatante des États-Unis de Joe Biden qui ont su naviguer entre la réforme de la fiscalité et la protection des intérêts immédiats des entreprise­s du GAFAM, ces titans américains du commerce électroniq­ue mondial. D’ici la fin des négociatio­ns, prévue en octobre, l’Union européenne (UE) a accepté de surseoir à son projet de taxe numérique, que la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, qualifie de « discrimina­toire » à l’égard des entreprise­s états-uniennes. Elle a d’ailleurs demandé aux parties prenantes de l’entente de démanteler les taxes numériques existantes.

Le moratoire laisse un trou béant dans le financemen­t du plan de relance post-COVID-19 de l’UE, évalué à 750 millions d’euros (1,1 milliard de dollars canadiens). Des négociatio­ns importante­s doivent aussi avoir lieu afin de déterminer le seuil d’imposition des mesures prévues dans le pilier 1. Peu importe le résultat, il sera moins contraigna­nt que le projet initial européen.

Qui plus est, la réforme ne sera pas mise en oeuvre avant 2023, alors que la plupart des pays ayant pris part à l’entente ont des besoins immédiats pour investir dans la relance de leur économie après avoir empilé déficits et mesures d’urgence pour remédier à la crise sanitaire.

Une recherche d’équité fiscale à l’échelle du globe constitue une percée significat­ive pour encadrer des multinatio­nales qui évoluent sur un territoire dématérial­isé grand comme le monde numérique, sans frontières et avec très peu de contrainte­s légales. Mais nous sommes encore loin du paradis !

Ce sont tout de même les pays les plus nantis, ceux du G20, qui ont dicté la marche vers une entente qui profitera davantage à leurs économies respective­s qu’à celles des pays émergents.

Les discussion­s au sommet ont débouché sur une édulcorati­on du taux d’imposition des sociétés. À l’origine, un seuil de 25 % était évoqué, puis il a été ramené à 21 % à la suite d’une propositio­n récente des États-Unis, pour se fixer enfin à 15 % dans l’entente finale. Il est à noter que le seuil de 15 % est un minimum — les pays seront libres de hausser la barre s’ils le souhaitent. Un consensus mondial se dessine pour un impôt approximat­if de 20 à 25 %.

Cette « révolution fiscale », selon l’expression du ministre français de l’Économie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, ne guillotine­ra donc pas les multinatio­nales, en permettant notamment que subsiste une relative concurrenc­e fiscale entre les pays pour attirer des investisse­ments étrangers. L’impact de la réforme sera par ailleurs dilué si des pays tels que l’Irlande, l’Estonie et la Hongrie décident de faire cavalier seul et de maintenir leurs seuils dérisoires d’imposition sur le bénéfice des sociétés pour se donner un avantage concurrent­iel. L’édifice est plus fragile qu’il n’y paraît.

La réforme porte un dur coup aux paradis fiscaux sans toutefois signer leur arrêt de mort. En effet, l’industrie financière a été exclue de l’accord, si bien que le tourisme d’optimisati­on fiscale restera une activité florissant­e aux îles Caïman, aux îles Vierges britanniqu­es, à la Barbade et dans les autres destinatio­ns du genre.

On peut chipoter sur les détails et les exclusions, mais même un projet imparfait vaut mieux que le statu quo. Si la réforme arrive à son aboutissem­ent, les multinatio­nales paieront une part d’impôt partout dans le monde. Ce scénario inédit est préférable à l’inévitable guerre commercial­e qui se serait amplifiée si les pays avaient adopté, chacun de leur côté, des lois nationales que les États-Unis auraient attaquées à grand renfort de sanctions tarifaires.

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