Déchirant télétravail
Là où il est possible, le télétravail sort magnifié de la pandémie. Mais même dans sa forme hybride — la plus privilégiée —, le travail à distance devenant volontaire est confronté à des choix déchirants avec, à la clé, un risque accru de présentéisme. Parmi les Canadiens qui ont travaillé au moins la moitié de leurs heures habituelles, le nombre de personnes le faisant à partir de leur domicile atteignait 5,4 millions en janvier, dépassant le sommet précédent de 5,1 millions enregistré en avril pendant la première vague de la pandémie de COVID-19, indique Statistique Canada. Ils étaient 1,8 million avant la pandémie. Dit autrement, au début de 2021, quelque 32 % des employés canadiens âgés de 15 à 69 ans effectuaient la plupart de leurs heures de travail à partir de la maison, comparativement à seulement 4 % en 2016, ajoute l’agence fédérale.
Ces télétravailleurs forcés, pandémie oblige, ont toutefois apprécié la formule. Selon les données tirées du supplément de l’Enquête sur la population active de février 2021, 80 % des nouveaux télétravailleurs ont indiqué qu’ils aimeraient travailler au moins la moitié de leurs heures à la maison une fois la pandémie terminée, dont 15 % préférant travailler la totalité de leurs heures à la maison. À l’opposé, chez les 20 % restants, 11 % préféreraient travailler la plupart et 9 % la totalité de leurs heures à l’extérieur de la maison.
Une certaine fatigue
Cela dit, un sondage mondial mené auprès de 9326 travailleurs dans 11 pays pour la firme d’experts-conseils Accenture fait ressortir que seulement 26 % des répondants canadiens se disent stimulés, contre 42 % dans l’ensemble des résultats, « ce qui témoigne d’un moins grand optimisme et d’une plus grande fatigue de la main-d’oeuvre canadienne par rapport au reste du monde », retient Accenture. De plus, seulement 28 % des répondants canadiens estiment que leur entreprise répond à leurs besoins en matière de bien-être émotionnel, et 26 % disent que leur entreprise répond à leurs besoins en matière de bienêtre physique.
Et si l’étude internationale indique que, pour l’ensemble des travailleurs, 61 % des Canadiens préfèrent un modèle de travail à distance de forme hybride, le télétravail à temps partiel nécessite une modulation flexible, voire un dosage. Trois membres de la génération Z sur quatre (74 %) souhaitent avoir plus d’occasions de collaborer avec leurs collègues en face à face. C’est le souhait pour 66 % des membres de la génération X et pour 68 % pour les baby-boomers.
Dans la lecture de Statistique Canada, il ressort d’ailleurs de cela que le principal obstacle à la productivité chez les télétravailleurs est le manque d’interaction avec les collègues.
Distance entre les collaborateurs
Dans ses observations, le cabinet Raymond Chabot Grant Thornton souligne que l’argument de la distanciation est moins souvent soulevé, mais le manque de présence de collègues pèse sur la stimulation et la motivation. « La personnalité a un rôle à jouer dans la performance en télétravail […] Les échanges moins fréquents avec les collègues, le manque d’encadrement pour certains, la réduction des contacts humains, la difficulté à évacuer le stress par des activités de loisirs peuvent tous être des facteurs de relâchement et de présentéisme », écrit le cabinet.
Ce qu’une réponse sous forme de surcharge de réunions virtuelles ne saurait combler. « Les réunions trop nombreuses sont source de présentéisme, dans la mesure où elles n’ont pas d’objectifs clairs, incluent trop d’individus et ne servent pas à prendre des décisions. Les rencontres de ce genre sont souvent multipliées dans le contexte actuel de télétravail à temps plein par peur de perdre contact avec les équipes. De même, il peut y avoir une surcharge de communications pour des suivis qui se faisaient plus facilement en présence », poursuit Raymond Chabot.
La communication interne écope
Car la communication interne dans les organisations a particulièrement écopé durant cette pandémie. Dans le cadre d’un travail universitaire piloté par Yves Chapleau, chargé de cours à la Faculté de l’éducation permanente à l’Université de Montréal, et Karine Thellier, auxiliaire d’enseignement, 23 entreprises ont joué le jeu de la comparaison entre l’état de la communication interne de leur organisation avant la pandémie avec ce qu’elle était devenue en février 2021.
Ce coup de sonde publié lundi fait ressortir une détérioration de la communication interne, avec un recul plus ressenti au sein des équipes qu’au niveau de l’ensemble de l’organisation. Et dans tous les cas, ce sont les relations et interactions horizontales, entre pairs, qui ont le plus souffert, avec des conséquences potentiellement directes et néfastes sur l’engagement du personnel.
« C’est le tissu social des organisations qui est ici menacé », conclut l’étude. « En nous donnant un avant-goût de ce que l’avenir nous réserve, la pandémie nous permet de soupeser l’importance réelle de la communication informelle. Sur le plan organisationnel, cela compromet l’information « molle […] tant verticalement qu’horizontalement. Or, cette dernière jette un éclairage aussi indispensable qu’insoupçonné sur la prise de décision ».
« En basculant, en tout ou en partie, dans le monde virtuel, le tissu social des organisations perd de sa richesse et de sa chaleur. Il se fragilise, ce qui met à risque leur performance. Ce tissu est déterminant dans la réussite d’une organisation, parce qu’il est à la base de l’intelligence collective. »