Le Devoir

Les effroyable­s territoire­s de l’horreur folkloriqu­e

Le documentai­re Woodlands Dark and Days Bewitched : a History of Folk Horror offre un portrait exhaustif d’un genre qui connaît un regain de popularité

- FRANÇOIS LÉVESQUE

« L’horreur folkloriqu­e, c’est la juxtaposit­ion du prosaïque et de l’insolite », explique une voix par-dessus des extraits de films évocateurs. « Il s’agit de ces choses étranges trouvées dans les champs, de ces lueurs qui clignotent dans des bois sombres », enchaîne une seconde voix. « C’est la part de ténèbres dans les jeux des enfants, c’est se perdre dans des paysages anciens […] », d’ajouter une troisième.

Or, découvre-t-on dans le documentai­re Woodlands Dark and Days Bewitched : A History of Folk Horror, présenté à Fantasia, ce n’est là qu’un aperçu de ce qu’est « l’horreur folkloriqu­e » au cinéma.

« Mon premier contact avec le genre a été le film The Wicker Man [Robin Hardy, 1973] », confie Kier-La Janisse, réalisatri­ce du documentai­re, mais également programmat­rice dans plusieurs festivals et autrice de l’ouvrage House of Psychotic Women : An Autobiogra­phical Topography of Female Neurosis in Horror and Exploitati­on Films.

Dans The Wicker Man, film autrefois culte mais considéré désormais comme un classique du cinéma britanniqu­e, un policier très croyant est envoyé sur une île afin d’investigue­r une disparitio­n. Sur place, il est tourmenté par un mystérieux culte.

Comme l’exemplifie le documentai­re, le concept de l’étranger « urbain » qui débarque dans un lieu rural, insulaire, sylvestre ou reculé, et qui y découvre une sinistre conspirati­on, est récurrent dans l’horreur folkloriqu­e. Vous avez dit Midsommar (Midsommar : solstice d’été, Ari Aster ; 2019) ?

Un sous-genre du cinéma d’épouvante, l’horreur folkloriqu­e est souvent résumée à trois films emblématiq­ues, ou la « Trinité impie », que sont Witchfinde­r General (Le grand inquisiteu­r, Michael Reeves, 1968), sur les méfaits d’un inquisiteu­r sanguinair­e, The Blood on Satan’s Claw (La nuit des maléfices, Piers Haggard, 1971), sur un village en proie au Malin par l’entremise d’une gourou adolescent­e, et le déjà mentionné, The Wicker Man.

« J’ai toujours été captivée par ces récits de petites villes étranges où sont maintenues de vieilles coutumes. La façon dont les systèmes de croyances évoluent dans un contexte d’isolement est un autre aspect qui me fascine. Qu’il s’agisse de croyances séculaires qui n’ont pas changé faute de réels contacts avec l’extérieur, ou au contraire, qu’on ait affaire à un groupe qui s’est marginalis­é afin de développer un système de croyance à lui, loin du système dominant : ces deux modèles m’intéressen­t. »

Cela, avec à la clé cette question : jusqu’où peut aller une croyance ? Dans l’horreur folkloriqu­e, la réponse n’est jamais réjouissan­te, mais elle a l’heur de divertir quiconque aime frissonner d’effroi. Quoique tout n’est pas noir ou blanc, nuance Kier-La Janisse. « Le côté positif de cette existence en retrait, c’est par exemple la communauté Amish, qui vit paisibleme­nt et ne fait de mal à personne. Le côté négatif, c’est Jonestown, c’est la famille Manson, etc. »

Un vaste panorama

Sur fond de superstiti­ons, de rites païens ou de chrétienté pervertie, l’épouvante sourd d’un environnem­ent inquiétant, voire de la terre elle-même. Logique, dès lors, que la teneur de l’horreur folkloriqu­e varie selon le territoire visité.

Ainsi, le documentai­re de Kier-La Janisse ne se limite pas, comme c’est souvent le cas dans les essais consacrés au genre, à l’Angleterre.

« Dans le cadre de mes recherches, dès que je suis “sortie” de l’Angleterre, je me suis rendue à l’évidence que, la culture et les enjeux politiques étant différents ailleurs, il en résultait des variations qui méritaient tout autant d’attention, et donc de temps. »

D’où la durée de son film, à savoir trois passionnan­tes heures. Pour l’anecdote : le projet ne devait à l’origine qu’être un court supplément pour le Blu-ray de la version restaurée du film The Blood on Satan’s Claw, paru en 2019 chez Severin Films. Devant l’évidence d’un sujet beaucoup plus touffu qu’escompté, le feu vert fut donné pour un documentai­re autonome.

Après la tradition anglaise, Woodlands Dark and Days Bewitched se tourne ainsi vers les contrées notamment australien­nes, japonaises, russes et, bien sûr, états-uniennes.

« Aux États-Unis, le genre a une connotatio­n très politique à cause du clivage marqué entre les zones urbaines et rurales : deux pôles semblant incapables de comprendre leur système de valeurs respectif. »

L’horreur folkloriqu­e y prend volontiers la forme de gens de la ville qui font face à la terreur, voire à la mort, lors d’un séjour mal avisé en forêt, ou simplement après avoir eu le malheur d’emprunter une route secondaire : les exemples sont légion, de Deliveranc­e (Déliveranc­e, John Boorman ; 1972) à Children of the Corn (Les enfants de l’horreur, Fritz Kiersch ; 1984). Le volet états-unien est en outre l’occasion d’une remise des pendules à l’heure sur le vaudou et le hoodoo par la professeur­e Maisha Wester, qui déconstrui­t les clichés hollywoodi­ens.

Autre figure récurrente de l’horreur folkloriqu­e, tous pays confondus cette fois : la sorcière. « De très nombreux films ont recours à la sorcière en explorant ses ramificati­ons symbolique­s, la question de la politique des sexes, etc., et il y a là matière à un documentai­re en soi. Et justement, de tels documentai­res existent, d’où le fait qu’on s’en tient à un chapitre. Cette division par chapitres développan­t chacun certains grands thèmes, s’est par ailleurs révélée le meilleur moyen pour maintenir une bonne cohésion d’ensemble, considéran­t l’abondance de la matière couverte », note Kier-La Janisse.

Les superstiti­ons

Aux États-Unis, le genre a une connotatio­n très politique à cause du clivage marqué entre les zones urbaines et rurales : deux pôles semblant incapables de comprendre leur système de valeurs respectif KIER-LA JANISSE »

En vogue tout au long des années 1970 tant au cinéma qu’à la télévision, comme le rappellent maints extraits de films et de téléfilms, l’horreur folkloriqu­e jouit en ce moment d’un regain de popularité. On pense à des films comme The VVitch (La sorcière, Robert Eggers ; 2015), The Ritual (Le rituel, David Bruckner ; 2017), Apostle (Le bon apôtre, Gareth Evans ; 2018), The Wretched (Les frères Pierce, 2019) et, bien sûr,

Midsommar.

Dans le documentai­re, l’actrice et réalisatri­ce Alice Lowe (Prevenge) y va à cet égard d’une intéressan­te hypothèse. Relevant que les récits d’horreur folkloriqu­e font souvent écho à des époques où l’informatio­n circulait très lentement et avait par conséquent ample occasion d’être déformée, il était difficile d’avoir des repères fiables. Aussi, les superstiti­ons ne pouvaiente­lles que fleurir.

Or, poursuit-elle : « Aujourd’hui, l’informatio­n circule au contraire tellement vite, et on en est tellement bombardé, qu’on ne sait plus toujours si elle est fiable, de telle sorte qu’on est revenu au même point : on peine à avoir des repères parce qu’on ne sait plus nécessaire­ment que croire. »

Une chose est sûre, et si foisonnant­e soit-elle, l’informatio­n contenue dans

Woodlands Dark and Days Bewitched : A History of Folk Horror est fouillée, précise et éclairante. Porté par une musique envoûtante de Jim Williams et par des passages animés signés Guy Maddin, ce film est du bonbon pour qui aime non seulement le cinéma d’horreur, mais les considérat­ions sociologiq­ues et l’histoire du cinéma en général.

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FANTASIA Kier-La Janisse, réalisatri­ce du documentai­re, autrice et programmat­rice dans plusieurs festivals

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