Le Devoir

Le droit de travailler en français à Montréal est reconnu en Cour d’appel fédérale

Les fonctionna­ires bilingues n’ont pas à jouer les traducteur­s, estime le tribunal

- LANGUE BORIS PROULX CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Une institutio­n fédérale bafoue le droit de ses employés de travailler en français si elle les force à communique­r chaque jour avec des spécialist­es unilingues anglophone­s situés ailleurs au pays, tranche la Cour d’appel fédérale dans un jugement rendu mercredi.

Le fonctionna­ire montréalai­s André Dionne a gagné sa bataille et pourra donc parler en français au sein du Bureau du surintenda­nt des institutio­ns financière­s (BSIF). La décision pourrait avoir d’importante­s conséquenc­es dans le quotidien des employés francophon­es de la fonction publique fédérale, toujours plus nombreux à travailler à distance avec des collègues d’ailleurs au pays.

« [La totalité des] faits démontre que l’institutio­n fédérale a manqué à l’obligation positive qui lui incombait de prendre des mesures permettant de créer et de maintenir un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielle­s », peut-on lire dans le jugement de 57 pages signé de la juge Marianne Rivoalen.

André Dionne a oeuvré au sein du BSIF à partir de Montréal, une région désignée bilingue par le fédéral, ce qui lui conférait le droit d’utiliser le français au bureau. Il devait toutefois travailler « 90 % du temps » en anglais, puisque son travail le forçait à consulter au quotidien des collègues unilingues anglophone­s d’un départemen­t spécialisé du BSIF installé à Toronto. Il avait été débouté en Cour fédérale en 2019.

Insatisfai­t des conclusion­s de ce premier jugement, le Commissari­at aux langues officielle­s du Canada a tenu à porter la cause en appel, tout comme M. Dionne.

La compagnie ferroviair­e Canadien National s’est également lancée dans la mêlée pour faire valoir qu’elle n’a aucune obligation de respecter le droit de travailler dans leur langue des employés qui se déplacent d’une région à l’autre ; les questions qu’a soulevées l’entreprise ont été ignorées par le jugement.

« Une grosse victoire »

La Cour d’appel fédérale confirme que le BSIF, comme toute autre institutio­n fédérale située en région bilingue, a pour obligation de faire tout ce qui lui est possible pour permettre à son personnel d’utiliser le français ou l’anglais, conforméme­nt à la Loi sur les langues officielle­s.

« C’est une grosse victoire », confirme Gabriel Poliquin, avocat du cabinet Gib van Ert, qui représente le plaignant. Selon lui, la Cour confirme que les employés fédéraux conservent leur droit de travailler en français, même s’ils doivent être assistés par des collègues anglophone­s d’autres régions.

« Pour extrapoler [ce jugement], ce n’est pas parce qu’on est dans une situation de télétravai­l que, tout d’un coup, on n’a plus de droit d’être outillé dans la langue officielle de son choix en tant qu’employé fédéral. Donc, si on a besoin d’un certain apport institutio­nnel pour faire son travail […], il incombe à l’institutio­n de fournir à l’employé ce dont il a besoin pour le faire dans la langue de son choix », explique-t-il en entrevue au Devoir.

La Cour d’appel fédérale n’a toutefois pas considéré que le recours obligatoir­e à des spécialist­es ne parlant qu’anglais et basés à Toronto constitue un « service central » fourni par son employeur, et qui se doit donc d’être bilingue. Pour cet aspect, l’appel confirme ce qui a été tranché dans le premier jugement.

Droits des employés bilingues

La juge a qualifié de « propos préoccupan­ts » la prétention des avocats du gouverneme­nt qui jugeaient que les employés bilingues n’avaient pas le droit de choisir leur langue officielle de travail puisqu’ils sont capables de s’exprimer en anglais et en français.

Elle est allée encore plus loin en précisant qu’il est faux de prétendre que les francophon­es ont une situation de privilège dans la fonction publique fédérale, ce qui était sousentend­u par l’employeur. « Je suis d’avis que ces justificat­ions sont irrecevabl­es et témoignent de stéréotype­s péjoratifs qui remettent en question la valeur des employés francophon­es au sein de la fonction publique », écrit la juge Rivoalen.

Son jugement précise finalement qu’un employé bilingue « ne devrait pas être obligé d’agir comme traducteur lors de la préparatio­n de documents destinés au public ». Bref, l’institutio­n ne peut exiger plus d’un employé bilingue que d’un employé unilingue.

La traduction est un métier en soi, rappelle ainsi la Cour d’appel fédérale, qui suggère d’améliorer ce service pour protéger le droit de travailler dans sa langue.

Depuis le dépôt de la plainte, le BSIF a ajouté une exigence de bilinguism­e à 11 postes de son bureau de Toronto autrefois accordés à des employés incapables de s’exprimer en français. Le geste est reconnu par le tribunal comme « un exemple de mesure possible favorisant la création et le maintien d’un milieu de travail propice à l’usage des deux langues ».

Cette avenue est d’ailleurs examinée par la ministre des Langues officielle­s, Mélanie Joly, qui a proposé dans un document de travail déposé en février de résoudre le problème linguistiq­ue du fédéral en cessant d’embaucher autant d’employés unilingues.

Je suis d’avis que les justificat­ions [avancées par les avocats du gouverneme­nt] sont irrecevabl­es et témoignent de stéréotype­s péjoratifs qui remettent en question la valeur des employés francophon­es au sein de la fonction publique

LA JUGE MARIANNE RIVOALEN»

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