Le Devoir

<< Si un employeur ne me traite pas bien, je change le lendemain »

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Ils partent le plus souvent à destinatio­n des États-Unis, mais aussi parfois vers le sud de l’Ontario, où il y a une forte concentrat­ion de production maraîchère en serre.

« Les arnaqueurs sont très actifs, et on voit que le phénomène prend de l’ampleur », déplore aussi Michel Pilon, coordonnat­eur du Réseau d’aide aux travailleu­rs et travailleu­ses migrants agricoles du Québec (RATTMAQ). Au moins quatre ouvriers agricoles ont été intercepté­s du côté américain la semaine dernière et renvoyés au Canada, pour une vingtaine de personnes au total en 2021, à sa connaissan­ce. « Les passeurs demandent 5000 $ et leur promettent toutes sortes de choses », déplore-t-il.

Il n’a pas été possible de parler avec ces personnes, car elles ont accepté de collaborer avec les autorités canadienne­s qui enquêtent sur les passeurs, dit M. Pilon.

L’Agence des services frontalier­s du Canada (ASFC) refuse de confirmer cette hausse et indique ne pas pouvoir commenter « les détails d’une enquête ou des questions juridiques en cours ».

« Ils se font prendre après avoir dépensé tout leur argent et perdent en plus la possibilit­é de travailler au Canada », indique M. Borja. Ces défections concernent une « infime minorité » des travailleu­rs, mais elles « laissent un trou dans les équipes », rappelle-t-il. Il est ardu de remplacer des travailleu­rs en pleine saison, puisque les autorisati­ons d’embauche de main-d’oeuvre étrangère sont longues à obtenir. Des employeurs se retrouvent donc le bec à l’eau, durant une période charnière pour la production agricole.

Un permis trop limité

Selon Michel Pilon, ces départs sont aussi parfois dus aux conditions de travail et de vie de ces personnes au Québec.

Le fait que ces travailleu­rs n’ont pas de mobilité profession­nelle, à cause d’un permis « fermé » qui les oblige à travailler pour un seul employeur, est aussi un facteur important, selon Danièle Bélanger, qui dirige la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoire­s mondiales.

« Il n’y a pratiqueme­nt pas de recours pour un travailleu­r qui voudrait changer d’employeur si ça ne se passe pas bien où il est. Donc, ça ouvre la voie à des réseaux de recrutemen­t », explique-t-elle.

Pour plus de la moitié des 16 000 travailleu­rs temporaire­s en agricultur­e au Québec, le contrat est aussi saisonnier, et peut-être pas assez long. « Des besoins financiers supplément­aires peuvent jouer sur la désertion », dit Mme Bélanger.

« Ce n’est pas nécessaire­ment être clandestin que j’ai choisi, c’est plus de pouvoir choisir où je vis, où je travaille », confie Jorge. Il est conscient du risque d’être expulsé, mais a néanmoins trouvé une certaine stabilité, puisqu’il répare et déménage des meubles pour la même entreprise depuis deux ans. « Ici, je peux me débrouille­r en espagnol ou dans ma langue [le k’iche’]. Si un employeur ne me traite pas bien, je change le lendemain, ou alors je vais travailler où ça paie le plus », explique cet homme.

Quant à Manuel, il a d’abord été recruté en tant qu’attrapeur de volailles au Québec, un emploi difficile physiqueme­nt, réalisé souvent de nuit et payé à la production. Et même si vivre sans statut signifie qu’il ne peut pas retourner voir son fils de cinq ans au Guatemala, il considère que c’était la seule manière de réellement améliorer sa condition économique et d’aider son enfant. « J’ai maintenant une voiture et une vie sociale. Je n’aurais pas eu ça au Canada, même en voyageant plusieurs années comme travailleu­r temporaire », dit-il.

« Mon père est ici depuis 20 ans et ce fut merveilleu­x de le revoir », raconte-t-il également.

« Le réseau est très important et diminue un certain niveau d’anxiété », affirme aussi Andréanne Bissonnett­e, chercheuse à l’Observatoi­re sur les ÉtatsUnis de la Chaire Raoul-Dandurand. « Les familles sont déjà transnatio­nales et les liens sont établis », confirme Danièle Bélanger.

L’arrivée de Biden

Ce soutien du réseau s’exprime aussi par un grand nombre d’organisati­ons d’aide aux personnes sans statut aux États-Unis, qui offrent par exemple des services en santé pour les femmes, indique Mme Bissonnett­e, qui étudie précisémen­t cet aspect.

Dès son arrivée au pouvoir, le président Joe Biden a également promis d’offrir une voie vers la régularisa­tion pour les 11 millions de personnes sans statut. Même si on n’en connaît pas encore tous les détails, cette propositio­n inclurait les travailleu­rs agricoles, les personnes ayant un statut temporaire protégé et les « dreamers », ces personnes arrivées aux États-Unis lorsqu’elles étaient mineures.

En Amérique centrale, « ce discours d’ouverture a été repris par les réseaux de passeurs qui disaient : “Venez, c’est maintenant que vous allez pouvoir traverser” », raconte Mme Bissonnett­e.

« Je ne sais pas si je vais pouvoir rester, mais j’espère que oui, avec Biden. Je dis souvent que ce pays nous est prêté seulement », répond Manuel lorsque questionné sur cet aspect.

Pour Michel Pilon, du RATTMAQ, plusieurs Guatémaltè­ques voient toujours les États-Unis comme un eldorado. Avec Biden, c’est « ce rêve américain » qui s’est remis en marche, dit-il.

« J’ai des ambitions, j’ai des projets. Et je peux faire des choix, même si je suis sans statut », conclut quant à lui Jorge.

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Il est ardu de remplacer des travailleu­rs en pleine saison, puisque les autorisati­ons d’embauche de main-d’oeuvre étrangère sont longues à obtenir. Des employeurs se retrouvent donc le bec à l’eau, durant une période charnière pour la production agricole.

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