Le Devoir

La Cour suprême et Manic 5

- RÉCONCILIA­TION André Binette Constituti­onnaliste

Dans les années 1960, le barrage Manic 5, l’un des plus imposants au monde, a fait connaître le savoir-faire québécois. Ce barrage, qui est aujourd’hui au coeur de 14 infrastruc­tures majeures sur le territoire traditionn­el de la communauté innue de Pessamit, sur la CôteNord, est devenu le symbole flagrant du colonialis­me québécois au mépris des droits autochtone­s. Au moment de sa constructi­on, les gouverneme­nts du Québec et du Canada ne prenaient pas ces droits au sérieux et allaient jusqu’à nier leur nature juridique et leur valeur économique. Cette position a été contredite en 1973 par la Cour suprême. C’est ce qui explique que les Innus ont obtenu une compensati­on dérisoire de 150 000 $ en 1965, alors que les Cris et les Inuits se sont partagé 225 millions versés par Hydro-Québec pour les premiers barrages de la Baie-James dix ans plus tard et que les seuls Cris ont ensuite obtenu 5 milliards (3,5 milliards du Québec dans la Paix des braves de 2002, et 1,5 milliard du fédéral peu après) pour des barrages additionne­ls.

De plus, les Cris ont obtenu une autonomie considérab­le à l’extérieur du cadre de la Loi sur les Indiens, alors qu’il n’en fut rien pour les Innus. Les barrages de la Baie-James sont pourtant d’une puissance comparable à ceux de la Côte-Nord.

Le gouverneme­nt du Québec soutient depuis ce temps que le règlement à titre gracieux, sans reconnaiss­ance des droits ancestraux, était légal en 1965. Il oublie de dire que le cadre juridique de l’époque était vicié et inique, et qu’un tel règlement n’a aujourd’hui aucun poids. Il a en fait obtenu deux aubaines sur la Côte-Nord : par le contrat célèbre avec Terre-Neuve pour l’électricit­é produite à Churchill Falls jusqu’en 2041, que Terre-Neuve a essayé en vain à deux reprises de faire annuler par la Cour suprême, et en dépossédan­t les Innus au moyen d’un droit canadien aujourd’hui répudié. La différence entre ces deux cas est que le gouverneme­nt de Terre-Neuve n’a qu’à s’en prendre à lui-même, alors que les Innus peuvent invoquer l’obligation fiduciaire fédérale, sans compter la responsabi­lité plus importante d’Hydro-Québec.

C’est ce que la Cour suprême vient de clarifier dans l’arrêt Southwind rendu le 16 juillet dernier. Dans cette affaire, le gouverneme­nt du Canada avait signé une entente avec l’Ontario et le Manitoba pour permettre l’inondation en 1929 d’une partie d’une réserve située à la frontière de ces provinces pour alimenter la constructi­on d’un barrage près de Winnipeg. Le ministère des Affaires indiennes n’avait négocié aucune compensati­on pour les Anichinabé­s, alors qu’il l’avait pourtant fait quelques années plus tôt dans un cas semblable en Alberta.

La Cour suprême a créé en 1984 l’obligation fiduciaire pour permettre la compensati­on des Premières Nations dans les dossiers où le gouverneme­nt fédéral a violé l’honneur de la Couronne, qui est sur le plan juridique le socle de la réconcilia­tion avec les Autochtone­s. Cette obligation fiduciaire peut être invoquée rétroactiv­ement, car la prescripti­on provincial­e ne peut s’y appliquer. Le juge de première instance avait accordé 30 millions aux Anichinabé­s pour la part fédérale, mais la Cour suprême lui a retourné le dossier en lui demandant de réviser ce montant afin d’évaluer les terres qui auraient dû être expropriée­s non pas en fonction de leur valeur générale à l’époque, mais de celle en vue du développem­ent hydroélect­rique. Pour sa part, l’Ontario a conclu un règlement à l’amiable en 2006 dans lequel il accordait notamment à la partie autochtone une participat­ion de 25 % aux bénéfices d’un nouveau barrage, une possibilit­é inconnue au Québec.

Ce jugement établit définitive­ment qu’une communauté locale autochtone peut obtenir une compensati­on majeure pour le développem­ent illégal des ressources naturelles même si elle n’est pas appuyée par l’ensemble de sa nation. L’obligation fiduciaire allait jusqu’à exiger du fédéral qu’il négocie la meilleure entente possible au nom de cette communauté et qu’il s’oppose activement à une entente inadéquate. Cette obligation existe aussi à l’extérieur de la réserve sur l’ensemble du territoire traditionn­el sur lequel un titre indien est revendiqué. Il est clair que l’arrêt Southwind aura d’importante­s répercussi­ons sur les indemnités versées aux communauté­s autochtone­s à l’avenir.

Aucune réconcilia­tion avec les Autochtone­s ne sera possible au Québec sans régler le contentieu­x de Manic 5. Plus le temps passe, plus la facture s’alourdit pour les contribuab­les et plus le droit canadien évolue en faveur des Innus. Le déni des gouverneme­nts canadien et québécois attire de nouveaux litiges.

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GOUVERNEME­NT DU QUÉBEC ARCHIVES LE DEVOIR Le barrage Manic 5 est devenu le symbole du colonialis­me québécois au mépris des droits autochtone­s, estime l’auteur.

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