Le Devoir

Sortir du cadre

- JEAN AUBRY COLLABORAT­EUR

Le Devoir poursuit, avec la série Boire du pays, sa route dans les vignobles d’ici. Quatrième arrêt : Pinard & Filles.

Un pays se construit à mesure qu’on le défriche. Creuser ici le sillon, un plant de vigne à la fois, ouvre sur des avenirs possibles qu’un présent parfois empêtré dans son propre statu quo permet souvent d’envisager. Défricher exige du courage, de la conviction, de la curiosité et, bien sûr, une propension à rêver le fruit de ses propres audaces quitte à en assumer les échecs cuisants tout comme les réussites éclatantes. « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage », suggérait pour sa part Nicolas Boileau en polissant soigneusem­ent ses mots. Une pensée qui colle ici au territoire, dans ce demipays encore et toujours à se réaliser.

Certains vignerons défrichent en amont, bien avant la lettre, dans cet élan fou où seuls les artistes funambules trouvent leurs véritables équilibres. Des casse-cou de la bougeotte, aspirés vers l’avant pour ne pas voir derrière ce qui n’a pas été fait. « Je suis un autodidact­e. Je n’ai jamais lu un livre sur le vin et n’ai aucune prétention oenologiqu­e », raconte au Devoir Frédéric Simon au beau milieu de son vignoble de deux hectares et demi en bordure du chemin des Pères, à Magog. « Làdessus, ma page est vierge et tout est à écrire, moins avec la raison qu’avec le coeur », admet l’instigateu­r de « pinards » qui, depuis à peine quelques millésimes, font jaser, beaucoup jaser. Et touchent au coeur d’amateurs qui troqueraie­nt volontiers leur bouteille de Château Margaux pour une aventure, disons, nettement moins classique.

Nous sommes chez Pinard & Filles, chez Catherine Bélanger, actuelle propriétai­re des restaurant­s Moleskine et Pullman à Montréal, et bien sûr Frédéric Simon, papa d’Ernestine et de Margot. Un homme fort bien entouré, mais surtout une petite famille bien soudée au milieu d’une nature paisible qui distille la liberté, mais aussi une intimité que le clan tient avant tout à préserver. Ce qui s’avère un brin compliqué, vu la popularité des nombreuses cuvées (au nombre d’une quinzaine actuelleme­nt) habillées par Marc Séguin, un artiste visiblemen­t complice, mais surtout inspiré lorsqu’il trempe son pinceau stylisé dans le pinard maison.

Frédéric Simon a tout de même fait ses classes de sommelleri­e avec nul autre que l’incontourn­able gentleman DonJean Léandri, avant d’ouvrir l’Utopie à Québec avec Stéphane Modat et de poursuivre avec sa boîte d’importatio­n de vin Insolite en 2005, à une époque où le vin nature n’avait pas la popularité qu’il a aujourd’hui. Il bossera enfin au restaurant Les Cons Servent en 2007, auprès du chef Stelio Perombelon, avant que la paternité l’entraîne là où il n’avait d’ailleurs pas planifié d’aller.

Revenir aux racines

« J’étais aux prises avec le vin comme produit fini. Il nous fallait, Catherine et moi, revenir aux racines en bouclant la boucle. C’est pourquoi nous avons fait l’achat en 2010 d’une terre déjà défrichée où trônait un bed & breakfast, souligne l’agriculteu­r en herbe. Nous n’avions cependant pas de recul ni de référents, à part Mike [Domaine Les Pervenches] et Mathieu Beauchemin [Domaine du Nival], qui plantaient comme nous à la même époque… En fait, tous nos référents sont de l’Europe, de ces “terroirs nordiques” à forte densité de plantation­s, comme en Champagne ou en Autriche, par exemple. »

Alors, hybrides ou vinifera ? « Quand on a planté les hybrides, ça ne m’excitait pas beaucoup… raconte le vigneron. D’ailleurs, je me disais que, si c’était bon, on le saurait. Mais une visite dans le Vermont chez La Garagista Winery m’a convaincu du contraire. Il se passait réellement quelque chose avec les hybrides. Aux vinifera déjà plantés ici — chardonnay, riesling, savagnin, pinot noir, dornfelder, etc. — s’ajouteront, mais du côté de Lanoraie cette fois, quatre hectares d’hybrides loués à un ingénieur forestier dont je rapatrie les fruits ici au chai avec une quinzaine de journées d’avance sur le plan des maturités en vinifiant le tout séparément. »

Un terrain de jeu qui permet à Frédéric Simon de s’amuser comme un fou en lui donnant l’occasion de multiplier les cuvées (une quinzaine au moment de l’entrevue pour une vingtaine de cépages au total) tout en lui permettant de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier en cas de pépins éventuels. « Si j’avais à replanter le vignoble, j’irais avec 60 % d’hybrides pour 40 % de vinifera, mais comme le disait ma mère : y’a juste les fous qui changent pas d’idée ! »

À l’image de ses confrères québécois, M. Simon doit se plier aux corvées saisonnièr­es en protégeant la vigne avec des kilomètres de toiles géotextile­s. Un boulot considérab­le, soit cinq semaines à l’automne pour trois autres au printemps, un travail ardu que s’évitent bien évidemment les collègues européens.

En s’installant en 2010 avec une première vinificati­on pour le millésime 2015 et tout juste 1200 flacons de fierté derrière la démarche, l’homme éprouve-t-il un stress particulie­r ? « Avec la mouvance climatique, il n’y a pas deux récoltes semblables. Je ne peux pas d’ailleurs parler d’un millésime donné tant que le raisin n’est pas dans le panier. Ça exige un lâcher-prise parce que les incertitud­es sont constantes. Mon chef de culture me disait que faire du vin au Québec, c’est 70 % plus difficile que de le faire aux îles Canaries, où il a longtemps travaillé. » Et sa compagne de renchérir : « On n’a pas de stress au moins sur le plan de la distributi­on, car les volumes, souvent restreints en raison des nombreuses expériment­ations, s’écoulent très rapidement. Un moindre mal qu’il faut tout de même gérer. »

Les vins

Les vins de la maison ne m’étaient pas familiers. Il aura suffi d’une poignée d’échantillo­ns pour saisir pourquoi cette jeune entreprise se hisse actuelleme­nt au niveau de la production de vin culte parmi les nombreux amateurs d’ici. Le goût de faire autrement ? Sans doute. Une approche artisanale qui trouve sa voie ? Assurément. Un coup de marketing fumeux ? Alors là, pas du tout ! Visiblemen­t, Frédéric Simon est doté d’un instinct, mais surtout d’un flair, qu’un sens de l’observatio­n et du petit détail confirme sans laisser le moindre doute.

S’il y a ici de l’audace, avec des vins, disons-le, insolites à souhait, il y a aussi une maîtrise des lots qui étonne. Des vins sans soufre, nets, propres, intègres et très droits que des acidités (très) porteuses (la tendance est à la « nordicité ») couplées à une alcoométri­e basse (pas de chaptalisa­tion) élèvent à des niveaux de vibration supérieurs. « Je regarde l’acidité quand le raisin rentre et je donne juste la première petite poussée pour la suite », souligne le vigneron peu interventi­onniste.

Qu’il s’agisse du vivace gamay mousseux Todo Esta Aqui 2019, de l’enlevant riesling 2020, du brillant chardonnay 2020 finement texturé, du frontenac blanc (non ouillé) 2019 ou encore de cette splendide cuvée Frangine 2020 à base de l’hybride La Crescent longuement macéré — ici l’un des meilleurs vins « orange » dégustés pour ma part à ce jour —, tout est porteur d’un souffle de liberté, avec ce grain de folie à la clé qui participe déjà à la viticultur­e québécoise de demain. En espérant bien sûr d’avoir les coudées franches !

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