Le Devoir

Marie Grégoire souhaite être jugée sur ses gestes

Entretien avec la nouvelle p.-d.g. de la plus importante institutio­n culturelle québécoise

- CATHERINE LALONDE

Marie Grégoire, nouvelle p.-d.g. de Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec (BAnQ), entreprend son mandat de cinq ans en affrontant des vents de face. Ceux des urgences solides que connaît l’institutio­n — virage numérique en retard et déficits lourds prévus, entre autres. Et ceux soufflant des critiques face à sa nomination, venues particuliè­rement des milieux des bibliothèq­ues et archives, dont BAnQ est censée être le flambeau rassembleu­r. Elle le sait. Et arrive en poste avec l’assurance de pouvoir apporter une réelle contributi­on à l’institutio­n, d’être la bonne personne à la bonne place.

« Je l’ai dit souvent à la télé : “La perception, c’est la réalité.” » Dans les protestati­ons qui ont entouré sa nomination, Mme Grégoire se désole d’avoir vu sa vie profession­nelle, « ce que j’ai fait comme entreprene­use, comme gestionnai­re, être réduit à “communicat­rice” et “politicien­ne”. Mais quand ça part, c’est ce que ça devient. Je crois que j’ai plus que des “ficelles de compétence”, dit-elle, mais c’est par mes gestes que je dois le démontrer ».

Je crois que j’ai plus que des “ficelles de compétence”, mais c’est par mes gestes que » je dois le démontrer

MARIE GRÉGOIRE

« Quand j’ai postulé, je me suis demandé quelle différence je peux faire pour BAnQ », continue l’ex-députée adéquiste (2002-2003). « Je rêve que le Québec soit une société apprenante. On apprend tôt à apprendre dans la vie pour s’ouvrir, pour avoir toutes les perspectiv­es, pour se donner de l’agilité comme société, mais aussi comme individu, et se réaliser pleinement. BAnQ a tous les outils pour contribuer à une vision comme celle-là. Je souhaite faire en sorte que BAnQ touche le coeur de tous les Québécois dans leur capacité d’apprendre, de connaître l’histoire, de développer leur fierté québécoise. »

Deux gros bouquets de fleurs trônent sur les tables de son bureau, les petites enveloppes de félicitati­ons encore pendues aux feuilles. Comment réaliser sa vision ? « C’est une institutio­n qui doit conserver, préserver, diffuser. Elle doit aussi contribuer aux différents défis québécois. La francisati­on, l’inclusion, ou la requalific­ation pour les gens en perte d’emploi. » L’éducation sera un des angles privilégié­s dans la vision de Mme Grégoire. « Dans les archives, il y a des choses hyper importante­s. Cet été, j’étais à Anticosti, et rien n’est plus stimulant que de se promener dans le fin fond du bois et de voir une partie de l’histoire, par exemple un four à pain ici, conçu de telle façon avec tel calcaire. C’est ça, Archives nationales. C’est notre mémoire, c’est de savoir d’où on vient, de comprendre. C’est aussi ça, une société apprenante. S’ouvrir et être curieux toute la vie. »

Près d’une dizaine de lettres ouvertes de profession­nels des bibliothèq­ues et archives ont critiqué la nomination de Mme Grégoire. Une prise de parole inédite pour un milieu habituelle­ment très discret, fondamenta­lement institutio­nnel et loyal. Marie Grégoire en prend acte. « Je suis consciente qu’il y a un scepticism­e. Je vais poser des gestes qui, j’espère, vont ouvrir le dialogue. Je ne m’attendais pas à faire l’unanimité. Il y a trois piliers ici : BAnQ est déjà dirigée par des personnes qui ont cette connaissan­ce fine, cette présence dans les milieux plus sceptiques [Maureen Clapperton à Bibliothèq­ue nationale, Martin Dubois à la Grande Bibliothèq­ue et Hélène Laverdure aux Archives nationales]. Moi, ma job, c’est d’être le chef d’orchestre de ces premiers violons et de toute l’équipe en dessous. »

Elle précise : « Je n’aurais pas accepté un emploi si je n’avais pas senti le conseil d’administra­tion derrière moi. » Il y a pourtant eu deux abstention­s au vote du CA sur sa recommanda­tion. Elle acquiesce. « Je n’ai pas eu l’unanimité, à un point tel qu’un membre du CA est parti [Richard Dumont], et je suis très sensible à ça, mais moi, j’ai rencontré le CA, et j’ai senti qu’il avait envie de ramer avec moi dans le bateau. »

Concilier les milieux

Quels sont les enjeux les plus urgents à ses yeux pour BAnQ ? « La transforma­tion numérique est pas mal audessus de la pile. Et elle entraîne l’enjeu financier. C’est interrelié. Le problème, c’est qu’on a une vieille infrastruc­ture. Le fond de notre route, on l’a patché et repatché, mais là, ça marche plus. Il y a beaucoup de projets présenteme­nt en chantier au niveau technologi­que, et je pense qu’il faut les séquencer. Il faut être capable de manger notre éléphant une bouchée à la fois », illustre-t-elle.

Sur le plan financier, poursuit Mme Grégoire, le défi est de convaincre l’État « qu’on ne fait plus du numérique comme avant : on n’a plus besoin de serveurs qui rentraient dans mon budget d’infrastruc­tures. On fait de l’infonuagiq­ue, et ça marche par abonnement, et ça rentre dans les opérations. C’est un défi important, tous les organismes gouverneme­ntaux l’ont, et il faut convaincre le Conseil du trésor que les sommes qu’on avait en infrastruc­ture, c’est en dépenses de fonctionne­ment qu’il faut les mettre désormais ».

Son autre chantier urgent, c’est de régler la question du dépôt légal numérique, qui échappe encore à la loi. « Ça a l’air que ça peut se faire par règlement. La Loi sur les archives [pensée à l’ère prénumériq­ue, et qui doit être modifiée], c’est la loi, il faut la rouvrir, c’est ce que je comprends. Tandis que pour le dépôt sur les oeuvres numériques, on peut faire plus vite. C’est déjà très avancé. Mon prédécesse­ur, JeanLouis Roy, et Mme Clapperton ont fait un travail exceptionn­el. Ça presse, et ça enverrait un message sur l’importance de la création numérique. »

Faut-il choisir ?

Dans les trois cerveaux de BAnQ que sont la Grande Bibliothèq­ue, la Bibliothèq­ue nationale et les Archives nationales, lequel a besoin le plus d’être irrigué, à ses yeux ? « Je répondrais qu’il faut plutôt améliorer notre capacité à travailler ensemble et à trouver des voies de jonction. L’entreposag­e, l’espace sont des enjeux importants. Estce qu’Archives et Bibliothèq­ue nationale peuvent partager des espaces ? » Les différents secteurs ont pris l’habitude de travailler en vase clos, non ? « C’est mon défi. Pour travailler ensemble, il faut gagner ensemble. »

« Si on avait, par exemple, un projet d’espace qui ferait que chacun y gagne, imagine M me Grégoire, et qu’on sorte de ce qu’on enlève à Pierre pour le donner à Paul… c’est ça ma philosophi­e. Regardez le site Internet : il présente maintenant les trois piliers qui forment BAnQ. Dans la refonte de l’image, on a trouvé cet équilibre. Je pense que chacun doit être en mesure de voir son expertise reconnue, et de se dire qu’on est capables de mettre des ressources ensemble. L’image de marque est très parlante à ce niveau-là : on voit les trois piliers unis par la marque BAnQ, et c’est ce que je vais mettre en place. »

Marie Grégoire aura-t-elle, comme l’envisagent certains observateu­rs, une écoute particuliè­re du gouverneme­nt ? Estime-t-elle sa nomination comme politique ? « Tous mes prédécesse­urs ont aussi eu une nomination politique : c’est le Conseil des ministres qui décide. Est-ce que c’est une nomination partisane ? Ça fait 15 ans que je ne fais plus de politique, que je n’ai pas été membre d’un parti politique. J’ai commenté la politique, j’ai été approchée par différents partis politiques pour me présenter à différents paliers. À travers mon travail, est-ce que j’ai tissé des liens avec différents acteurs de différente­s formations politiques ? Sûrement. Est-ce que j’ai envie de travailler avec les gens qui sont en place pour faire avancer les dossiers de BAnQ ? Sûrement. J’ai aucune assurance qu’il y a de l’argent qui m’attend. Je n’ai pas de baguette magique. »

Le poste vient-il avec des commandes précises du gouverneme­nt ? Du tac au tac : « Non. Je pense que j’ai une capacité de communicat­ion et de défendre les enjeux de BAnQ qui, j’espère, va servir l’institutio­n. »

Je n’aurais pas accepté un emploi si je n’avais pas senti le conseil d’administra­tion » derrière moi

MARIE GRÉGOIRE

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le défi le plus important pour BAnQ est son virage numérique, estime la nouvelle p.d.-g., Marie Grégoire.

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