Le Devoir

La hiérarchie des genres

- Daphné B. Autrice, lauréate du Prix des libraires du Québec 2021 dans la catégorie essai pour Maquillée

C’est à 12 ans que j’ai remporté mon premier prix littéraire, dans un concours de poésie sur le thème de l’eau. Dans mon poème, j’imaginais mon grand-père Roger contraint de tourner en rond sur les eaux tristes et grises d’une baie, la baie La Liberté. Je me le figurais qui passait son temps à rêver d’autre chose : d’eau turquoise, de paysages de cartes postales. Or, une fois sur le turquoise de l’eau dont il avait tant rêvé, mon grandpère finissait par comprendre qu’il préférait sa baie.

Pour écrire ce poème, j’avais glissé une feuille lignée dans un de mes running shoes et j’y notais les vers qui me venaient en tête à toute heure de la journée. Il suffisait d’une remarque désobligea­nte de ma mère pour que je sois inspirée. Je sortais la feuille de mon soulier et transforma­is mon existence en texte, même les injures. Et le plus beau dans tout ça, c’est que j’arrivais à me construire un grand-père, à me réappropri­er chaque parcelle de ma vie pour me l’imaginer. Parce que ce grand-père-là, je ne l’ai pas connu ; il s’est suicidé dans un champ de bleuets quand j’avais sept ans.

Je me souviens qu’à la remise de prix, j’avais mis une belle jupe. Mais je me sentais gauche, pas assez chic, trop gênée. Je rêvais d’autre chose. Comme le grand-père dans mon poème, j’ai souvent rêvé d’autre chose. Lors du discours protocolai­re de remise de prix, une madame en veston a affirmé que parce que j’avais un talent d’écriture manifeste, on lirait sans doute un jour un de mes romans. Mais pourquoi me parlait-on de roman alors que je venais tout juste de remporter un concours de poésie ? On aurait dit que je venais d’écrire les prémisses de quelque chose de grand, et que ce grand ne pouvait que s’incarner dans le roman.

À partir de ce jour-là, j’ai douté de ma légitimité littéraire. J’ai pensé que je n’étais peut-être pas une écrivaine. À l’université, où j’ai étudié la littératur­e, j’ai toujours écrit des textes sans intrigue ni personnage, des textes au « je » qui jouaient avec la langue. Je naviguais dans le réel sans schéma narratif, avec mes tripes pour toute boussole. Je n’arrivais pas à atteindre ce roman qu’on m’imposait comme un idéal, le sommet d’une hiérarchie littéraire subjective, héritière de tout un système de domination.

C’est bête de penser qu’à cause de ça j’ai failli renoncer à l’écriture. Jusqu’à ce que, comme ce grand-père imaginaire qui rêvait d’eau turquoise, je me rende compte que je n’avais pas à aspirer à autre chose que ce que j’étais déjà, que je n’avais pas à faire autre chose que ce que je faisais déjà : écrire. Et ce, peu importe le genre littéraire de mes textes, peu importe l’étiquette qu’on voudrait leur accoler par la suite. J’avais découvert ma baie La Liberté à moi.

Systèmes de domination

En mai dernier, j’ai remporté le Prix des libraires du Québec 2021 dans la catégorie essai pour mon livre Maquillée, un livre hybride qui mêle délibéréme­nt récit de soi, essai et poésie pour penser le monde à travers le maquillage. Bien entendu, je suis privilégié­e de recevoir ce prix. C’est une vitrine inestimabl­e pour moi, vitrine que je dois en grande partie au travail de l’Associatio­n des libraires du Québec, qui s’acharne à faire la promotion de la littératur­e québécoise. Mais j’ai aussi été étonnée d’une chose : les bourses en argent remises aux lauréats de chaque catégorie réinstaura­ient la même hiérarchie des genres qui, 19 ans plus tôt, m’avait fait douter de ma propre légitimité littéraire.

Si le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) commandite à raison de 10 000 $ le roman gagnant, les autres catégories bénéficien­t de bourses jusqu’à trois fois moindres, notamment parce qu’elles sont subvention­nées par des commandita­ires avec des moyens plus modestes. Pourquoi est-ce que le CALQ, un organisme appartenan­t à l’État et consacré à la promotion des arts, commandite le roman plus que d’autres genres littéraire­s ? Pourquoi est-ce que, par le passé, l’Associatio­n des libraires du Québec (ALQ) ne récompensa­it que le genre littéraire romanesque ? Pourquoi est-elle maintenant contrainte d’aller frapper aux portes de festivals littéraire­s qui en arrachent pour octroyer des prix à des auteurs et des autrices qui sont concernés par les toutes nouvelles catégories qu’elle a créés ?

Cette histoire de prix monétaires décroissan­ts ne dit rien sur la valeur du genre romanesque en tant que tel. Mais elle parle plutôt de la valeur que, collective­ment, on attribue à chacun des genres littéraire­s. Celle-ci n’est jamais absolue, mais tributaire d’une culture, d’une époque, de valeurs et de préjugés. Elle reproduit les systèmes de domination qui sont déjà à l’oeuvre dans notre société.

Ainsi, l’idée de canon littéraire a été exploitée maintes et maintes fois dans l’histoire pour exclure la parole des femmes et des minorités de genre et pour reproduire des oppression­s de classe et d’appartenan­ce culturelle. Par exemple, au XVIIIe siècle, le roman était considéré comme une affaire de femmes, un genre « mou » et « efféminé », peu digne d’intérêt (Saba Bahar, Valérie Cossy). On dévalorisa­it ce même genre qu’aujourd’hui on porte aux nues parce qu’il était dominé par des femmes.

En porte-à-faux

Si je m’intéresse à ces inégalités, c’est précisémen­t parce que Maquillée, mon

Je pense qu’il est plus que pressant d’octroyer à tous les genres littéraire­s une reconnaiss­ance égale, que ce soit au niveau des prix littéraire­s, des bourses de création ou de la place qu’on leur accorde dans les médias

essai, en proposant une écriture hybride, essaie délibéréme­nt de miner ce système de valeurs hiérarchiq­ue. Maquillée, c’est d’abord un pied de nez au « canon », notamment par le choix de son sujet, le maquillage. En l’écrivant, j’ai voulu montrer comment un sujet considéré comme superficie­l, parce qu’historique­ment « féminisé », pouvait être le point de départ d’une réflexion riche et complexe sur le monde.

J’ai aussi tenté de démontrer que la pensée ne s’opposait pas à la vie et que l’intime pouvait nourrir la réflexion essayistiq­ue, tout autant que la théorie. Ainsi, j’y parle de maquillage, mais j’y parle aussi de moi, de mes ruptures, de mes aventures sur des sites de sugar daddies, ou encore de mes nuits blanches d’insomnie.

Je ne fais rien de révolution­naire. Ce type de démarche est à l’oeuvre depuis belle lurette, notamment chez les féministes noires comme bell hooks ou Audre Lorde, ou chez des auteurs marginalis­és qui proposent des textes en porte-à-faux avec tout type d’« idéal » littéraire, des textes difficiles à nommer, voire à catégorise­r. En ce sens, on pourrait dire de ces démarches qu’elles pervertiss­ent l’idée même de genre littéraire (Lauren Fournier).

Si on poursuit cette réflexion, ce sont les catégories qu’il faut revoir puisque, bien souvent, cette codificati­on sert à exclure des voix. Elle délégitime les prises de parole plus difficiles à circonscri­re, les textes fuyants, difformes, qui vont au-delà de nos horizons d’attente traditionn­els. Si on trouve qu’un livre ne correspond pas à telle ou telle catégorie, c’est un excellent moyen de l’écarter du discours critique, médiatique, mais aussi… d’invalider sa candidatur­e à un quelconque prix littéraire.

Or, je pense qu’il est plus que pressant d’octroyer à tous les genres littéraire­s une reconnaiss­ance égale, que ce soit au niveau des prix littéraire­s, des bourses de création ou de la place qu’on leur accorde dans les médias. Je ne veux pas cracher sur la bourse de 5000 $ que le Conseil des arts de Montréal m’a gentiment octroyée, mais le futur de la littératur­e québécoise me tient aussi à coeur.

La littératur­e, ce n’est pas juste les écrivains et les écrivaines du Québec qui la font. Ce sont aussi les institutio­ns qui l’encadrent. On détermine ce qu’il est possible et « souhaitabl­e » d’écrire en instaurant ou en révoquant des bourses, en créant ou en abolissant des catégories, en donnant ou non des prix. En offrant une couverture médiatique égalitaire.

Ainsi, l’ALQ a bien fait d’ajouter de nouvelles catégories à son arsenal de prix. Le prix que j’ai moi-même remporté, le prix de l’essai, n’existe que depuis quatre ans. C’est une belle avancée, mais ce n’est pas fini et ce n’est pas assez.

Parce qu’il ne faudrait surtout pas qu’une autre poète de 12 ans se fasse dire d’écrire un roman.

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