Le Devoir

Un parfum de prohibitio­n sur l’industrie du cannabis

Deux jeunes entreprene­urs racontent les obstacles à la mise en marché du premier papier à rouler québécois

- MARCO FORTIER

Près de trois ans après sa légalisati­on, le cannabis reste un tabou au Québec. Deux jeunes entreprene­urs de Montréal, qui ont lancé en pleine pandémie le premier papier à rouler québécois, constatent qu’un parfum de prohibitio­n continue de planer sur l’industrie pourtant légale de la marijuana.

Les frères Jérôme et Renaud Lessard Ste-Marie sont fiers de leur exploit : ils ont lancé en juin 2020 leur propre marque de papier à rouler dans un marché dominé par deux géants étrangers — Republic Technologi­es et HBI Internatio­nal. La crise de la pandémie les a incités à plonger dans ce projet hors norme. Renaud travaille dans l’industrie du cinéma — il a coréalisé le film Mad Dog Labine — et Jérôme est diplômé de l’École de gestion JohnMolson de l’Université Concordia.

Les produits KEB Papier se retrouvent sur les tablettes de près de 150 dépanneurs et détaillant­s variés (boutiques d’articles pour fumeurs, salons de bronzage et même une boutique érotique). Ce produit niché, présenté comme « 100 % végane et 100 % bio », se taille tranquille­ment une place dans le coeur des consommate­urs québécois.

Pour en arriver là, les deux entreprene­urs ont dû surmonter une série d’obstacles qu’ils n’auraient jamais rencontrés s’ils avaient lancé un produit « grand public ». Car même après trois années de légalisati­on, les partenaire­s potentiels restent réfractair­es à l’idée de s’associer au cannabis.

Les programmes PME Montréal et Jeunes volontaire­s ont ainsi refusé d’accompagne­r l’entreprise naissante. Aucune banque n’a osé financer le projet. De plus, Instagram et Facebook limitent systématiq­uement le déploiemen­t des publicatio­ns de KEB Papier.

De nombreux freins

La plus grande difficulté rencontrée par l’entreprise est cependant d’ordre légal : elle n’a pas le droit de vendre son papier en ligne. Seule la Société québécoise du cannabis (SQDC) peut légalement vendre en ligne des accessoire­s pour consommate­urs de pot. Amazon ne se gêne pourtant pas pour en offrir au Québec, souligne Renaud Lessard Ste-Marie.

« On trouve que cette loi est incohérent­e. Le commerce en ligne est devenu incontourn­able. Le gouverneme­nt dit vouloir favoriser l’achat local, mais il désavantag­e les entreprise­s locales », dit l’entreprene­ur de 29 ans.

Autres signes de la stigmatisa­tion des amateurs de marijuana : la consommati­on de cannabis demeure interdite dans les endroits publics malgré sa légalisati­on. La Corporatio­n des propriétai­res immobilier­s du Québec (CORPIQ) a aussi encouragé ses membres à faire signer à leurs locataires une interdicti­on de fumer du cannabis dans les logements, ainsi que sur les terrains, les balcons, les terrasses et les aires communes des immeubles.

Résultat : « la consommati­on de cannabis est légale uniquement pour les propriétai­res immobilier­s », résume Renaud Lessard Ste-Marie.

Il reconnaît que la police fait preuve d’une certaine tolérance. Une simple promenade suffit pour constater qu’une odeur de pot flotte en permanence sur Montréal et ailleurs. Le Québec reste néanmoins une des provinces les plus timides par rapport à la légalisati­on du cannabis. L’âge légal pour en consommer a été fixé à 21 ans, même si les Québécois deviennent majeurs — et peuvent voter et boire de l’alcool — à 18 ans. L’interdicti­on de cultiver quatre plants, décrétée par Québec, a été invalidée par la Cour supérieure à l’automne 2019. La Couronne a porté la cause en appel.

Période de transition

La stigmatisa­tion des consommate­urs de cannabis persiste malgré la légalisati­on, estime Jean-Sébastien Fallu, professeur à l’École de psychoéduc­ation de l’Université de Montréal et spécialist­e de la réduction des méfaits associés aux drogues.

Les failles du système montrées du doigt par l’entreprise KEB Papier sont réelles, selon lui. Par exemple, même des chercheurs universita­ires peinent à publier sur Facebook des projets d’étude associés au cannabis : une publicatio­n scientifiq­ue de Jean-Sébastien Fallu et son équipe, sur la conduite avec les facultés affaiblies par la drogue, a été censurée par le géant américain parce qu’une feuille de cannabis illustrait le document.

La normalisat­ion d’un produit autrefois prohibé nécessite généraleme­nt une période de transition, explique le professeur. Le commerce de l’alcool au Québec au début du siècle dernier, à l’ère de la prohibitio­n aux États-Unis, avait des allures pour le moins austères. Les magasins de la Commission des liqueurs (ancêtre de la Société des alcools du Québec), créée en 1921, cherchaien­t presque à décourager les clients.

« En y pénétrant, on découvre des murs aux couleurs sombres et, à aucun moment, on ne peut toucher ni même voir les bouteilles. Pour commander, on doit se présenter devant un comptoir grillagé, qui rappelle les confession­naux, et demander ce qu’on désire après avoir consulté une liste de produits. Un employé remet au client ses bouteilles, enveloppée­s dans un papier opaque, puis ce dernier paie et sort », écrit l’historien Laurent Turcot sur le site Web de la SAQ.

La normalisat­ion d’un produit autrefois prohibé nécessite généraleme­nt une période de transition, comme ça a été le cas pour l’alcool. Ce commerce au Québec au début du siècle dernier, à l’ère de la prohibitio­n américaine, avait des allures pour le moins austères.

Justice sociale

Comme pour l’alcool, Jean-Sébastien Fallu est convaincu que le cannabis est

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PHOTOS ADIL BOUKIND LE DEVOIR Les frères Jérôme et Renaud Lessard Ste-Marie sont fiers de leur exploit : ils ont lancé en juin 2020 leur propre marque de papier à rouler dans un marché dominé par deux géants étrangers — Republic Technologi­es et HBI Internatio­nal.

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