Enquête sur un dictionnaire huron-wendat et français volé
Le manuscrit, qui appartient aujourd’hui à la John Carter Brown Library à Providence, dans le Rhode Island, est au coeur d’une conférence que donnera l’historienne Fannie Dionne
Un dictionnaire manuscrit huron-wendat et français aurait été volé à Prosper Vincent, l’un des derniers locuteurs de la langue à Wendake, au début du XXe siècle.
Le dictionnaire manuscrit, qui appartient aujourd’hui à la John Carter Brown Library, à Providence, dans le Rhode Island, est au coeur d’une conférence que donnera l’historienne Fannie Dionne dans le cadre des Rendezvous de l’histoire de Québec, qui débutent mercredi en ligne.
Écrit par le jésuite Pierre-Joseph Chaumonot en collaboration avec des Wendats de Notre-Dame de la JeuneLorette à la fin du XVIIe siècle, le dictionnaire avait été cédé à la communauté par les derniers jésuites y ayant oeuvré, puis transmis de génération en génération par les Wendats. En 1909, il était sous la garde de Prosper Vincent, premier Wendat ordonné prêtre de la communauté et fils du chef Philippe Vincent.
Or, le 2 septembre 1909, Prosper Vincent écrit dans son journal qu’il reçoit la visite d’un certain Dr Samuel Millington Miller, qui se dit archiviste de New York et qui lui « emprunte » le dictionnaire, contre un gage de 50 $, pour le copier. Prosper Vincent, qui est alors l’un des derniers locuteurs de la langue wendate, écrit dans son journal : « que Dieu bénisse son projet ».
« Il a écrit : “Je lui ai prêté mon dictionnaire pour 50 $ en gage”, raconte Fannie Dionne. Prosper Vincent savait que sa langue était sur le déclin. [Miller] voulait faire une copie du dictionnaire et le faire circuler. C’est pourquoi Vincent bénissait son projet. »
Or, après avoir fait authentifier le dictionnaire à l’Université Laval, le Dr Miller ne l’a jamais remis à Prosper Vincent. Il l’a plutôt vendu aux enchères, puis racheté à Londres, avant de le vendre pour 6000 $ à un collectionneur et notaire montréalais du nom de Victor Morin, qui possédait également des manuscrits de Samuel de Champlain.
Appauvri par la crise de 1929, Morin revend le manuscrit à une société, à travers laquelle la John Carter Brown Library en fera l’acquisition. Et c’est en consultant le dossier du document, intitulé « Codex Ind 12 », à la bibliothèque de Providence que Fannie Dionne a découvert le pot aux roses, puisque Morin a indiqué, dans une lettre à l’archiviste de la bibliothèque, que le D Miller lui avait vendu le dictionnaire en prétendant l’avoir acheté à Notre-Dame de la Jeune-Lorette.
Patrimoine matériel spolié
L’exemple, que Fannie Dionne a exploité dans sa thèse de doctorat qui porte sur les dictionnaires des jésuites en français et en wendat, illustre le contexte dans lequel le patrimoine matériel autochtone a été spolié au XXe siècle, à une époque où il s’envolait à prix d’or chez les collectionneurs du monde entier.
« Vincent ne l’avait que prêté à Miller, il n’est nullement question dans son journal d’une quelconque vente. On a donc affaire à une fraude. En effet, le Dr Miller, qui n’était ni archiviste ni résident de New York à cette époque (il aurait plutôt vécu à Boston), semble avoir outrepassé les termes de l’« emprunt » qu’il fit à Vincent puisque c’est lui qui apporta le dictionnaire à Londres, où il tenta de le vendre à fort prix », écrit Fannie Dionne dans sa thèse de doctorat soutenue à l’Université McGill. Qui plus est, le Miller en question n’en était pas à sa première fraude, puisqu’il avait été pris, aux États-Unis, à vendre une déclaration d’indépendance américaine qui s’avéra être un faux, relate-t-elle.
Le dictionnaire du jésuite Chaumonot était un document de travail, sans images ni enluminures, notamment utilisé pour permettre aux autres jésuites de communiquer avec les Wendats. « C’étaient des documents vivants qui étaient disponibles pour être lus et utilisés », précise Fannie Dionne, qui a retrouvé dix dictionnaires wendatfrançais dans le cadre de sa recherche, dont aucun ne se trouve aujourd’hui dans la communauté. « Chaque dictionnaire est unique, même si tous s’inspirent les uns des autres. Chacun a ses propres mots », dit-elle.
Un contexte fragile
Dans ce cas précis, le dictionnaire semble bel et bien avoir été acquis par le Dr Miller de manière frauduleuse. Mais l’historien wendat et auteur du livre La monnaie des sauvages, Jonathan Lainey, explique pour sa part que d’autres biens patrimoniaux précieux ont été cédés ou vendus par des Wendats. « Si on veut être honnête, il faut admettre que des gens ont accepté de vendre leurs objets », dit-il. Il rappelle qu’au début du XXe siècle, les Autochtones vivaient dans un état de grande pauvreté et subissaient la politique des pensionnats. À cette époque, dit-il, « on s’imagine que les Autochtones vont disparaître », et les antiquaires vont jusqu’à harceler les Autochtones pour acheter leur patrimoine matériel. Jonathan Lainey raconte par exemple que Paul Picard, cousin et contemporain de Prosper Vincent, en difficulté financière, avait vendu des objets patrimoniaux au collectionneur Cyrille Tessier. Il n’a jamais pu amasser l’argent nécessaire pour le récupérer, malgré des démarches entreprises par son fils à cet égard.
Il précise cependant que ces biens auraient dû être considérés comme des avoirs collectifs, détenus par le chef mais appartenant à la communauté, et non être la propriété de certains individus. Aux États-Unis, dit-il, une loi réglemente la restitution d’objets du patrimoine matériel aux communautés. « Quand l’acquisition de l’objet se fait frauduleusement, cela peut justifier une restitution », dit Jonathan Lainey.
Le document semble bel et bien avoir été acquis de manière frauduleuse. Mais l’historien wendat Jonathan Lainey explique que d’autres biens patrimoniaux précieux ont été cédés ou vendus par des Wendats.
La conférence de Fannie Dionne sera diffusée en ligne sur le site des Rendezvous d’histoire de Québec jeudi à 10 h 30.