Le sort des Haïtiens de la République dominicaine dans Apatrides
La République dominicaine et Haïti partagent la même île, et beaucoup de tragédies encore marquantes
Difficile de mener une entrevue avec une cinéaste d’origine haïtienne sans s’enquérir de son état d’esprit — et de manière plus sincère qu’à l’habitude en cette période où de grands remous politiques et géologiques secouent la perle des Antilles. C’est ainsi que j’ai abordé Michèle Stephenson, la réalisatrice du documentaire Apatrides, maintenant basée à New York, elle dont la famille s’est établie au Québec (plus précisément en Estrie) en fuyant la dictature du régime Duvalier.
Après des études à Montréal et à Ottawa, sa carrière l’a conduite aux ÉtatsUnis, mais aussi un peu partout dans le monde, dont en Haïti. Une partie de ses proches y vit toujours et ses racines y sont encore profondes, un déchirement bien connu des membres de cette grande diaspora.
« Je suis chanceuse puisque les membres de ma famille habitant làbas n’ont pas été affectés par la dernière tragédie, souligne celle qui est également productrice. En 2010, quatre semaines après le tremblement de terre, j’ai voyagé en Haïti pour tourner une série de courts métrages : être sur place, c’était franchement traumatisant. On comprend mieux ce qu’ils peuvent vivre maintenant… »
L’horreur autrefois et aujourd’hui
Si Michèle Stephenson, comme tant d’autres personnes d’origine haïtienne, connaît le caractère implacable du déracinement et des sentiments d’appartenance multiples, cela se reflète aussi dans son cinéma sensible aux questions d’immigration, de racisme et d’identité (American Promise, Slaying Goliath). Et l’île d’Hispaniola, que se partagent la République dominicaine et Haïti dans la mer des Caraïbes, n’est pas non plus exempte de conflits, de drames, de tensions raciales… et de massacres. Et c’est l’un d’entre eux qui fut à la base d’Apatrides, puisant dans l’horreur d’autrefois pour mieux faire comprendre celles d’aujourd’hui.
Car en octobre 1937, le président de la République dominicaine d’alors, Rafael Trujillo, qui se plaisait à nourrir la haine contre les Haïtiens, a ordonné le massacre de ceux vivant sur le territoire dominicain. Entre 17 000 et 35 000 personnes. En six jours à peine.
Et comme s’il fallait continuer à ouvrir les plaies plutôt que de les guérir, en 2013, la Cour suprême de la République dominicaine retirait la citoyenneté à ceux et celles dont les parents étaient Haïtiens, faisant ainsi près de 200 000 apatrides. Le président de l’époque, Danilo Medina, a procédé à quelques assouplissements en ce qui concerne les enfants, mais qui n’ont fait que déchirer des familles entières. Une d’entre elles constitue l’une des pierres angulaires d’Apatrides.
Ce massacre de 1937 est peu connu ici, mais « cet acte génocidaire fait partie de notre histoire », celle de l’Amérique, précise Michèle Stephenson. « Et je ne pouvais pas passer à côté de la question du racisme systémique, voir comment ça se manifeste sur une île où la culture africaine est pourtant si bien ancrée. »
Trois trajectoires
Pour parvenir à sa démonstration dans Apatrides, la documentariste s’est entourée de trois guides, chacun avec une trajectoire unique, étonnante, dont l’existence révèle les multiples conflits qui affligent la République dominicaine.
La plus spectaculaire se nomme Rosa Iris Diendomi-Álvarez, avocate, mais surtout ardente militante pour les droits des citoyens d’origine haïtienne, les aidant à se retrouver dans les dédales administratifs — que des caméras cachées nous permettent de découvrir… — , n’hésitant pas à se lancer en politique dans l’espoir de bousculer les choses.
Parfois à ses côtés, son cousin, Teófilo Murat. « Rosa a été très convaincante à son sujet, se souvient la cinéaste. Selon elle, il fallait absolument raconter son histoire, car elle est emblématique. » En effet, forcé de quitter le pays, incapable de prouver ses racines dominicaines, il n’a d’autre choix que de vivre en Haïti et de laisser ses enfants derrière. C’est pour lui — et pour tant d’autres gens dans sa situation — que Rosa Iris mène un combat incessant qu’elle a déplacé dans l’arène électorale. Et qui lui a valu de sérieuses menaces de mort. « Nous n’étions pas inquiets quand nous tournions avec elle, la caméra la protégeait, mais quand elle était seule à la maison, nous avions tout le temps peur », précise Michèle Stephenson.
À l’opposé, confiante en ses convictions politiques ouvertement xénophobes, Gladys Feliz débarque dans le film comme une tante trop gentille et, surtout, trop accaparante.
C’est avec candeur qu’elle déballe son mépris des réfugiés haïtiens dans son pays, qu’elle assimile tous à des voleurs et pire encore. À la frontière avec Haïti, dans sa maison ou dans des lieux hautement symboliques, elle incarne « la banalité de la haine », selon Michèle Stephenson.
Mais comment la cinéaste a-t-elle pu convaincre cette militante du Mouvement nationaliste de participer à son film ? Elle ne l’a pas piégée, mais ne lui a pas dit toute la vérité.
« J’ai la peau très claire, et beaucoup de Dominicains n’arrivent pas à croire que c’est le cas de plusieurs Haïtiens. Jamais Gladys ne m’a posé de questions sur mes origines, voyant dans ce projet, financé en partie par les ÉtatsUnis et le Canada, une plateforme pour ses idées. Lorsqu’elle a vu le film, elle m’a envoyé un message pour me dire que tout ce que je raconte sur les
Haïtiens n’est que mensonges… » Michèle Stephenson sait très bien que son film constitue un éveil à des réalités historiques dont les traces sont encore fortement présentes. « Mais je suis une artiste, pas une journaliste ; tous les sujets dont je traite sont très personnels, et reflètent ma propre vulnérabilité. » Et elle multiplie, autant que possible dans un contexte pandémique, les débats autour de son film, souvent en compagnie de Rosa Iris, dont le destin personnel a beaucoup changé depuis la fin du tournage.
Convictions militantes
Quant à la cinéaste, elle ne met jamais en sourdine ses convictions militantes. Sa signature s’est récemment retrouvée au bas d’une lettre ouverte adressée au réseau PBS critiquant le manque d’ouverture aux cinéastes issus de la diversité, épinglant au passage l’omniprésence du documentariste Ken Burns (Jazz, Baseball, Hemingway). « Sans les médias publics, je ne serais pas où je suis, tient-il à préciser. Plusieurs de mes films ont été diffusés à PBS, et dans les années 1970, j’ai appris l’anglais grâce à Sesame Street. C’était autrefois une émission très radicale, avant que le réseau soit menacé de fermeture par Ronald Reagan dans les années 1980. Depuis, il cultive le statu quo, son auditoire prend de l’âge, et les décideurs ne tiennent pas compte de l’évolution démographique du pays. Avec la programmation actuelle, il ne risque pas de gagner de nouveaux téléspectateurs, d’où l’importance d’une profonde réflexion. »
Visiblement, ici comme aux ÉtatsUnis, même le paysage télévisuel est peuplé d’apatrides.