Le Devoir

Civiliser Internet à l’européenne

- PIERRE TRUDEL

Il n’y a pas de raison valable pour que les lois qui protègent la dignité des gens, leur réputation ou leur vie privée en dehors d’Internet ne s’appliquent pas lorsqu’il s’agit d’activités se déroulant sur Internet. Dans cet esprit, les instances européenne­s ont convenu d’introduire une législatio­n sur les services en ligne. Il s’agit de mettre à niveau les règles établies au tournant du siècle et qui laissaient beaucoup de marge de manoeuvre à ce que sont devenues depuis les mégaplatef­ormes comme Twitter, TikTok, Google ou Facebook. Ces mesures méritent d’être examinées de près au moment où le milliardai­re Elon Musk décide de se payer la propriété du réseau social Twitter afin d’en faire, selon ses dires, un « paradis » de la liberté d’expression sans limites.

Le projet européen vient rappeler que, contrairem­ent aux fantasmes de ceux qui s’imaginent que sur Internet les lois n’existent pas, il n’y a aucune liberté qui est absolue. Il édicte des règles qui inciteront les plateforme­s à faire tout leur possible pour limiter les pratiques abusives. La législatio­n s’appliquera à tous les services numériques qui mettent en relation les consommate­urs avec des fournisseu­rs de biens, de services ou de contenus. Elle mettra en place des procédures visant à supprimer plus rapidement les contenus illicites et à protéger les droits fondamenta­ux des utilisateu­rs en ligne.

Les obligation­s imposées aux entreprise­s seront proportion­nées en fonction du rôle qu’elles jouent, de leur taille et de leur poids dans l’écosystème en ligne. Les mesures visent notamment les services en ligne comme les très grands moteurs de recherche utilisés par plus de 10 % des 450 millions de consommate­urs de l’Union européenne, auxquels la législatio­n reconnaît une plus grande responsabi­lité dans la lutte contre les contenus illicites en ligne. En somme, plus une entreprise a de l’influence, plus elle doit répertorie­r et gérer les risques associés aux activités qu’elle permet sur ses plateforme­s.

De même, les plateforme­s en ligne réunissant des vendeurs et des consommate­urs, telles que les places de marché en ligne, les boutiques d’applicatio­ns, les plateforme­s d’économie collaborat­ive et les plateforme­s de médias sociaux, seront visées par la réglementa­tion. Il en sera aussi ainsi pour les très grandes plateforme­s en ligne qui pourraient présenter des risques particulie­rs en ce qui concerne la diffusion de contenus illicites et les dommages sociétaux.

Des mesures contre les contenus illicites

La législatio­n proposée prévoit des mesures visant à lutter contre les biens, services ou contenus illicites en ligne. Par exemple, il pourra s’agir de mécanismes permettant aux utilisateu­rs de signaler facilement ces contenus et aux plateforme­s de coopérer avec les « signaleurs de confiance ». Sont aussi prévues des obligation­s en matière de traçabilit­é des entreprise­s actives sur les places de marché en ligne. Le temps où les arnaqueurs pouvaient sévir en ligne et se camoufler impunément pourrait bien tirer à sa fin.

Le projet européen prévoit aussi des mesures visant à donner aux utilisateu­rs et à la société civile les moyens d’agir, comme la possibilit­é de contester les décisions de modération de contenu prises par les plateforme­s et de demander réparation, soit par l’intermédia­ire d’un mécanisme de médiation, soit par un recours devant un juge. Les plateforme­s sont des espaces appartenan­t à des entreprise­s privées, mais il s’y déroule des activités qui concernent le public. Lorsqu’on y impose des mesures de censure, cela doit être conforme aux lois et validé par des juges indépendan­ts.

En ce qui concerne les données massives, qui sont le principal carburant permettant de générer de la valeur dans les environnem­ents connectés, le projet européen prévoit des dispositio­ns visant à accorder aux chercheurs agréés un accès aux données clés des plus grandes plateforme­s et à permettre aux ONG d’accéder aux données publiques, afin de mieux comprendre l’évolution des risques en ligne.

Sont également prévues des mesures de transparen­ce pour les plateforme­s en ligne concernant plusieurs aspects de leur fonctionne­ment technique, y compris les algorithme­s utilisés pour recommande­r du contenu ou des produits aux utilisateu­rs. Cela pourra inclure des mécanismes visant à évaluer et à atténuer les risques, tels que l’obligation, pour les très grandes plateforme­s et les grands moteurs de recherche en ligne, de prévenir l’utilisatio­n abusive de leurs systèmes en adoptant des précaution­s proportion­nées aux risques et en imposant de réaliser des audits indépendan­ts de leur système de gestion des risques.

S’il est adopté, ce projet de l’Union européenne a beaucoup de chances de s’imposer bien au-delà du territoire européen. Déjà, la réglementa­tion européenne sur la protection des données personnell­es tend à s’imposer comme la norme à respecter par toutes les entreprise­s en ligne qui se veulent sérieuses dans leurs engagement­s de protéger la vie privée de leurs usagers. Il est à prévoir que cette réglementa­tion sur les contenus préjudicia­bles fournira les principale­s bases d’un cadre réglementa­ire afin de rétablir sur Internet un environnem­ent dans lequel il est possible de diffuser librement toutes les idées, mais en respectant les limites indiquées dans les lois. Des lois qui, rappelons-le, doivent être jugées raisonnabl­es et justifiabl­es dans une société démocratiq­ue.

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