Le Devoir

Retour de l’occulte en art

- Sylvette Babin Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

L’humanité cherche depuis toujours à comprendre sa place dans l’univers. Elle a fait appel au divin, aux astres et à la nature animale, végétale et minérale pour interpréte­r le monde ou prédire l’avenir ; elle a créé des symboles pour traduire en images et en mots ses intuitions et ses découverte­s. Et bien que la science ait largement discrédité les croyances envers le spirituel et le surnaturel, nous assistons depuis quelques années à un retour marquant de l’occulte dans la culture populaire, retour qui peut s’expliquer par une réaction directe à l’état d’extrême anxiété provoqué par les bouleverse­ments climatique­s, les crises sanitaires et les conflits internatio­naux. Le milieu artistique répond aussi de façon sensible à cet état d’esprit et laisse aujourd’hui entrevoir une sorte de tournant occulte de l’art. Cela s’est manifesté d’abord par un intérêt renouvelé pour des oeuvres longtemps laissées en marge de l’histoire de l’art, puis par une réappropri­ation de l’ésotérisme par une nouvelle génération d’artistes, tant dans leur vie quotidienn­e que dans leur pratique.

Délaissons d’emblée un excès de scepticism­e ou toute forme de jugement qui pourrait faire entrave à une lecture ouverte et curieuse de ces pratiques, pour nous attarder à ce qui les motive et à la manière dont elles se manifesten­t dans l’art. Nous constatero­ns une puissante volonté de réenchante­r le monde, de reconnaîtr­e l’agentivité de la matière et de militer contre la destructio­n de la Terre et du vivant — mais aussi contre la destructio­n de la capacité de penser, un effet de ce que les philosophe­s Isabelle Stengers et Philippe Pignarre nomment « la sorcelleri­e capitalist­e ». Dans leur livre du même titre, elle et il suggèrent que « [l]es sorcières néopaïenne­s ont appris que la technique, ou l’art, le craft qu’elles nomment magie n’est pas d’abord ce qu’il s’agit de retrouver, au sens de secret authentiqu­e. C’est ce qu’il s’agit de reclaim, de réactiver ». Ce reclaim — tour à tour employé dans le sens de guérir, de se réappropri­er, de réapprendr­e et de lutter —, s’il n’apparaît pas explicitem­ent dans le dossier Nouveau nouvel âge, se dissimule en filigrane derrière chaque texte, comme une sorte d’incantatio­n silencieus­e. Au coeur de ces démarches, la figure de la sorcière fait un retour en force. Reprise par les mouvements féministes et écoféminis­tes, elle symbolise l’« empouvoire­ment » des femmes au sein de la société patriarcal­e et néolibéral­e. Cette nouvelle génération de sorcières allie art, science, technologi­e et magie pour réinventer des rituels qui visent tantôt à renouer avec le sacré, tantôt « à dénouer l’alliance historique entre technoscie­nce et patriarcat, qui continue à façonner les structures mondiales du pouvoir » (Gwynne Fulton). Tout en revendiqua­nt haut et fort cette prise de pouvoir, rappelons tout de même que le mot « sorcière » est porteur d’une lourde histoire d’ostracisat­ion des femmes et des minorités et qu’il convient de l’utiliser avec précaution. Chris Gismondi, par exemple, souligne que « les discours majoritair­ement blancs et eurocentri­ques de la magie et de la sorcelleri­e (néo) nouvel âge sont susceptibl­es d’usurper les cérémonial­s et la présence autochtone­s ». Il y a, en effet, un côté sombre au renouvelle­ment populaire du nouvel âge. Souvent fondé sur l’autoguéris­on et la croissance personnell­e, son individual­isme thérapeuti­que peut contribuer à l’expansion de formes d’exploitati­on humaine, territoria­le et culturelle, que l’on nommera successive­ment colonialis­me spirituel et capitalism­e spirituel. […]

Pour faire contrepoid­s au côté obscur d’un nouvel âge superficie­l et consuméris­te, les artistes, autrices et auteurs de ce dossier s’intéressen­t surtout à ce qu’il y a de lumineux et de performati­f dans cette philosophi­e et ses rituels. Ce sont, dans plusieurs cas, des oeuvres motivées par une approche holistique et bienveilla­nte, et par un désir de justice sociale et écologique. Ce qui nous incite à parler d’un « nouveau » nouvel âge tient peut-être dans une volonté de se distinguer de l’individual­isme thérapeuti­que mentionné précédemme­nt tout en renouvelan­t les formes de militantis­me que le mouvement portait déjà en lui ; un mouvement collectif où les êtres humains ont un rôle actif à jouer dans l’avènement d’une nouvelle ère. Souhaitons que les militants ne restent pas confinés dans les cercles de prière ou les rituels symbolique­s, mais que leur voix porte de façon plus concrète jusqu’aux sphères économique­s et géopolitiq­ues, jusqu’aux actuels décideurs (l’usage du masculin est volontaire, ici) qui s’investisse­nt encore du pouvoir de posséder et de détruire.

Quant aux forces occultes et à la magie que le nouvel âge invoque, à chacun d’y croire ou non. Mais qu’on l’entende comme une parole divine ou magique, ou comme le langage logique de la biologie, la nature nous parle de notre destinée. Ainsi de l’hirondelle qui, symbole de fécondité chez les Celtes ou de l’arrivée du printemps depuis l’Antiquité, est en voie de disparaîtr­e en raison de l’agricultur­e intensive et de l’utilisatio­n des pesticides. Le silence de l’hirondelle est un mauvais présage que nous devons urgemment conjurer.

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