Les fantômes de Boutcha
Je suis restée étendue un bon moment. Ensuite, j’ai commencé à ramper.
Un mois après le départ des forces russes de Boutcha, ville située au nord-ouest de Kiev, la maison du voisin de Grygorii Kosian, un homme de 54 ans au regard doux, est figée dans le temps. Comme si ses occupants russes avaient quitté la veille, laissant le pénible souvenir de leur présence s’éterniser.
« J’ai la permission de faire visiter », glisse Grygorii au Devoir. Des bouteilles d’alcool vides traînent un peu partout. Dans la cuisine aux vitres fracassées, des matelas descendus du deuxième étage occupent la moitié de l’espace, avec des piles de vaisselle sale et de déchets sur le comptoir et la table. À l’étage, la fenêtre d’une chambre est brisée, laissant deviner une position de tir, et plusieurs douilles sont à l’abandon éparpillées à côté d’écailles de noix. Un pantalon-combine est suspendu sur un crochet dans la salle de bain, qui est quasi-insalubre, comme celle du rez-de-chaussée.
Les Russes ont établi leurs quartiers pendant un mois dans cette maison au bout de la rue Ivana Franka, avant de quitter en catastrophe le 31 mars.
De l’autre côté de la rue gisent encore les restes défoncés d’un véhicule blindé russe BMD-4. Les roues et les chenilles calcinées sont pêle-mêle dans un amas de métal, et le canon désarticulé repose sur le gazon quelques mètres plus loin. Située à l’extrémité de Boutcha, cette
OLENA R.
rue habituellement paisible est à proximité d’Irpin, une ville que l’envahisseur a tenté de prendre afin d’encercler Kiev, la capitale, depuis l’ouest.
L’heure est maintenant à la réparation, et le bruit des scies et des tondeuses à gazon résonnait dans l’aprèsmidi ensoleillé de la fin du mois d’avril lors du passage du Devoir.
La majeure partie de la ville a été nettoyée à une vitesse fulgurante. Mais l’horreur vécue par les habitants de Boutcha est indélébile. Deux frères qui vivaient au bout de la rue font partie de ceux qui ont été tués par balle. « Des villageois, pas des soldats », précise Grygorii, qui a vu leurs corps étendus.
Lui-même a été menacé de mort à quelques reprises par les soldats, qui « avaient des comportements étranges » causés par l’alcool et la drogue, croit-il. Les résidents du secteur ont fait les frais de la présence russe de façon aléatoire. Selon les autorités ukrainiennes, plus de 1000 corps de civils ont été découverts à Boutcha ou dans ses environs, victimes d’exactions.
Olena R. — qui préfère taire son nom de famille —, 63 ans, dont le corps a été traversé par trois balles et qui a survécu 15 jours avant d’être évacuée, fait littéralement figure de miraculée dans le voisinage. Elle s’estime chanceuse d’être en vie.
Rencontrée dans la maison de sa fille, où elle réside à quelques rues plus loin de chez elle depuis sa sortie de l’hôpital, elle montre les blessures causées par les deux balles qui ont traversé le haut de chacune de ses cuisses. Un peu timide, accueillante et droite, la femme raconte son histoire sans pudeur, en restant très factuelle. Quand elle lève son chandail, on aperçoit un trou de balle au bas de son dos. Son ventre est traversé par une ligne impressionnante de points de suture d’une quinzaine de centimètres.
Les Russes avaient établi un point de contrôle au bout de la rue Ivana Franka, à côté de la maison qu’ils occupaient. Les soldats avaient une vue claire de la rue en ligne droite. Olena s’est effondrée quelques centaines de mètres plus loin, alors qu’elle marchait vers la maison d’un voisin pour charger son cellulaire. « J’ai vu les soldats à leur poste, derrière moi, raconte-t-elle. J’ai senti des pressions dans mon corps, j’ai entendu des sons. » La douleur était intense. « Je suis restée étendue un bon moment. Ensuite, j’ai commencé à ramper », poursuit-elle.
Un jeune homme qui louait une chambre chez elle a mis du désinfectant et de la vodka sur ses blessures, et des voisins l’ont aidée les jours suivants. « Je ne pouvais pas évacuer à cause des bombardements et des tirs », dit-elle. « L’idée que j’allais mourir ne m’a jamais traversé l’esprit », ajoute-t-elle, néanmoins.
« Elle avait l’air très malade quand nous sommes arrivés », raconte Bohdan Maslov, 25 ans, qui l’a évacuée le 1er avril en soirée avec deux amis. Les Russes venaient tout juste de quitter le secteur. « Elle ne pouvait pas marcher plus que trois pas, sinon elle allait perdre conscience », ajoute-t-il. De peine et de misère, avec de longs détours et la peur au ventre, en lui parlant sans cesse pour qu’elle ne perde pas conscience, ils l’ont conduite jusqu’à un pont maintenant détruit qui relie Irpin à Kiev, où des médecins attendaient de l’autre côté.
« Vivre comme avant »
Cette période intense et terrifiante n’empêchera pas Olena de retourner vivre chez elle dès que possible, une fois l’électricité revenue. « Je vais prendre ma mère, retourner dans ma maison et vivre là comme avant », insistet-elle. Elle hésite lorsqu’on lui demande si elle pardonnera aux Russes un jour. « Je ne pense pas que tous les soldats russes soient foncièrement mauvais. Ce n’est pas tout le monde qui fait du mal, n’est-ce pas ? » répond-elle.
À Boutcha, des centaines de civils ont été retrouvés dans des fosses communes, et d’autres ont été abattus dans la rue. Moscou a nié que des crimes ont été commis. Des procureurs du bureau ukrainien du Procureur général s’activent de leur côté pour prouver qu’il y a eu crimes de guerre. Des équipes françaises et britanniques ainsi que des membres de l’Organisation des Nations unies et d’autres organisations internationales sont également sur place pour documenter et récolter des preuves. Un travail long, minutieux, visant à démontrer le caractère systématique des atrocités commises.
À la morgue de la ville, les cadavres de résidents de Boutcha et des villages aux alentours continuent d’affluer, même si les forces russes ont quitté la région il y a un mois. Certains résidents qui reviennent à la maison découvrent les corps de proches, et d’autres les exhument de l’endroit où ils étaient temporairement enterrés pour déterminer la cause de leur mort et procéder à leur identification.
Lors du passage du Devoir fin avril, des familles attendaient patiemment de pouvoir conduire leur proche à leur dernier repos. « Je dirige trois cérémonies par jour, mais je n’arrive pas encore à m’habituer parce que c’est trop horrible », nous confie Volodymyr Vorona, un prêtre d’une région voisine. Les prêtres locaux sont débordés et il est venu prêter mainforte. « Nous ne nous sommes jamais sentis comme ça, et j’espère ne jamais me sentir comme ça dans le futur », ajoute-t-il.