Le Devoir

Vers un far west de l’avortement aux États-Unis

Les États américains pourront légiférer à leur guise si la décision est officialis­ée

- STÉPHANIE MARIN LE DEVOIR

Il y a près de 50 ans, en 1973, la Cour suprême des États-Unis rendait l’arrêt historique Roe v. Wade, qui conférait une protection constituti­onnelle au droit à l’avortement partout au pays. Et depuis cinq décennies — année après année, à chaque nouvelle nomination judiciaire et au gré des élections —, les Américaine­s craignent de perdre ce droit.

L’ébauche d’une nouvelle décision du plus haut tribunal américain sur la question, révélée lundi soir par le média Politico, leur fait maintenant redouter le retour d’une interdicti­on complète de l’avortement, en toutes circonstan­ces, dans plusieurs États conservate­urs. Car si ce document préliminai­re devient un jugement, Roe v. Wade sera invalidé.

Les juges peuvent toutefois encore changer d’idée et rendre un jugement différent de celui étalé dans les 98 pages mises en ligne par Politico. Sauf que les juges nommés par des présidents républicai­ns dominent la Cour suprême : ils sont six, contre trois pour les démocrates. Et l’arrêt de 1973 est dans la mire du Grand Old Party depuis fort longtemps.

Le suspense risque encore de durer un certain temps : la Cour suprême des États-Unis a normalemen­t encore deux mois pour rendre sa version finale — et officielle. Le droit à l’avortement n’a jamais été absolu aux États-Unis, malgré la décision de 1973, et les États ont toujours conservé certains pouvoirs leur permettant de le limiter.

L’arrêt Roe v. Wade a établi qu’une femme enceinte était libre d’obtenir une interrupti­on médicale de grossesse sans restrictio­n excessive de la part du gouverneme­nt. Les juges avaient basé leur décision sur le « droit à la vie privée » des femmes et le concept général de « liberté », tous deux protégés par la Constituti­on américaine.

Les décisions de la Cour suprême ont force de loi partout au pays. Le jugement a donc fourni un cadre et des balises aux États américains en leur indiquant ce qu’ils pouvaient interdire (ou pas). Les mesures législativ­es les plus restrictiv­es avaient ainsi été immédiatem­ent invalidées par l’arrêt.

Les juges ont aussi alors lié le droit à l’avortement aux trois trimestres d’une grossesse typique. En ce qui concerne le premier trimestre, les États ne peuvent pas prohiber l’avortement. Durant le deuxième, des limites peuvent être imposées afin de protéger la santé de la femme. Enfin, au cours du troisième, l’avortement peut être interdit, du moment que des exceptions demeurent possibles — pour sauver la vie d’une femme enceinte, par exemple.

Des États aux lois « créatives »

Depuis, les États américains cherchant à interdire l’avortement ont fait preuve de créativité en rédigeant leurs lois.

Au cours des décennies qui ont suivi Roe v. Wade, de nombreuses lois restrictiv­es ont été adoptées à travers le pays, et plusieurs ont été contestées jusqu’en Cour suprême. C’est le cas, par exemple, d’une loi du Missouri qui requérait le consenteme­nt des parents pour une mineure cherchant à se faire avorter, ou celui de l’époux d’une femme enceinte.

Des méthodes d’avortement ont été aussi bannies au cours des années, et l’un des angles d’attaque les plus utilisés par les lois anti-avortement était celui du stade auquel l’interrupti­on de grossesse devenait interdite. Ainsi, en 1992, la contestati­on d’une de ces lois devant le plus haut tribunal américain a mené à une modificati­on des balises fixées en 1973 : désormais, le droit à l’avortement n’était plus lié aux trimestres de grossesse, mais à la viabilité du foetus. Dans cette décision, l’arrêt Planned Parenthood v. Casey, la Cour suprême des États-Unis réaffirme toutefois que le droit à l’avortement est protégé par la Constituti­on.

Les contestati­ons législativ­es et judiciaire­s n’ont toutefois pas cessé, et elles se poursuiven­t jusqu’à ce jour.

Que dit l’ébauche révélée lundi ?

La Cour suprême des États-Unis se penche présenteme­nt sur le cas d’une loi adoptée par le Mississipp­i en 2018 qui interdit les avortement­s au-delà de 15 semaines de grossesse, sauf en cas d’urgence médicale ou d’anomalie du foetus. C’est l’ébauche de la décision dans ce dossier qui a été révélée lundi.

Si le jugement final arrive aux mêmes conclusion­s que ce document préliminai­re, tant Roe v. Wade que Planned Parenthood v. Casey seront invalidés. « La Constituti­on ne contient aucune mention de l’avortement, et ce droit n’est protégé par aucune dispositio­n constituti­onnelle », y écrit le juge conservate­ur Samuel Alito.

Certains gouverneme­nts pourraient donc rapidement décider de restreindr­e, voire complèteme­nt interdire, l’interrupti­on volontaire de grossesse. Ce qui signifie que le droit des femmes à leur autonomie corporelle variera — encore plus considérab­lement qu’actuelleme­nt — d’un endroit à l’autre.

Dans certains États, rien ne changera : l’avortement demeurera vraisembla­blement accessible comme avant. Mais dans plusieurs, il risque d’être interdit, sauf pour de rares exceptions. Et dans d’autres encore, il pourrait être un crime en tout temps, à la fois pour la femme qui veut l’obtenir (même si la grossesse résulte d’un viol ou de l’inceste) et pour ceux qui lui viennent en aide.

Le Texas et l’Oklahoma, par exemple, ont récemment interdit tout avortement au-delà de six semaines de grossesse. Ces lois demeuraien­t fragiles et sujettes à contestati­on en vertu de Roe v. Wade. Mais si cet arrêt est annulé, ces lois n’auront plus d’obstacles.

Bref, si l’ébauche révélée devient réalité, la situation reviendrai­t à celle qui prévalait avant 1973 : les États seraient libres de faire ce qu’ils souhaitent.

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