Le Devoir

Une langue gruyère

- JEAN-FRANÇOIS LISÉE jflisee@ledevoir.com

Un groupe de salariés de Lachine se lance à l’assaut de la multinatio­nale Amazon. Ils souhaitent faire de l’entrepôt local le second établissem­ent syndiqué de la pieuvre amazonienn­e sur le continent. On applaudit des deux mains leur déterminat­ion et leur courage, sachant l’acharnemen­t avec lequel Jeff Bezos et ses sbires se battent contre les tentatives d’organisati­on ouvrière. Le combat des syndicalis­tes de Lachine est d’autant exemplaire qu’il est initié par une dizaine d’immigrants récents, appuyés par la CSN. Les travailleu­rs de l’entrepôt sont massivemen­t issus de l’immigratio­n et des communauté­s culturelle­s. Une personne impliquée dans ce mouvement nous apprend que la dynamique linguistiq­ue y est particuliè­re : « Quand les patrons veulent se parler entre eux et ne pas se faire comprendre des employés, ils parlent français. »

Ah bon ? « Oui, les cadres sont de petits Blancs francophon­es de 28 ans qui sortent de leurs cours d’administra­tion, mais la langue de travail sur le plancher est l’anglais, car, sociologiq­uement, énormément d’employés ne maîtrisent pas le français », nous décrit cette source, abasourdie par ce retourneme­nt de situation linguistiq­ue. Le journalist­e de Québecor Dominique Cambron-Goulet, qui a travaillé dans l’entreprise en 2020, nous confie que l’anglais est même la langue de communicat­ion des récents immigrés latino-américains, pourtant francotrop­es.

Près d’un demi-siècle après l’adoption de la Charte de la langue française, on n’arrête pas de s’étonner de la difficulté de faire du français la langue commune au Québec. Pas une semaine ne passe sans qu’une anecdote ne fasse ressurgir dans l’espace public une vérité désagréabl­e : un refus plus ou moins assumé, plus ou moins militant, du français.

Le message vient d’en haut — du président d’Air Canada, du conseil d’administra­tion du CN, du choix de la gouverneur­e générale du Canada — ; il vient aussi d’en bas — des serveuses du Tim Hortons sis devant le TNM qui refusent à Serge Denoncourt un café dans sa langue, du personnel de santé de l’hôpital montréalai­s Maisonneuv­e-Rosemont qui n’offre des services qu’en anglais à un proche du député de Rosemont.

L’associatio­n militante MEDAC a tenté de convaincre les assemblées d’actionnair­es de grandes entreprise­s québécoise­s d’indiquer dans leurs statuts et règlements que le français était leur langue officielle et commune. À la Banque Nationale et à la Laurentien­ne, chez Metro et à CGI, tous les CA ont recommandé de voter contre la propositio­n. Dans chaque cas, la Caisse de dépôt et placement a mis son poids dans le camp du Non.

Jusqu’au directeur général du Conseil en éducation des Premières Nations, Denis Gros-Louis, qui dénonce dans L’Actualité « l’approche coloniale » du Québec envers les jeunes Autochtone­s qui ont l’anglais comme langue seconde en leur envoyant « le message qu’ils doivent s’assimiler s’ils veulent réussir ». Pourquoi ? Parce que comme leurs camarades, ils devront réussir des cours de français. Au Québec. En 2022. Une honte !

Que fait le gouverneme­nt ? On sait ce que fait celui qui siège à Ottawa : il augmente massivemen­t le nombre de permis d’immigratio­n temporaire, qui échappe à tout contrôle québécois, et la sélection se fait avec un logiciel qui, étrangemen­t, bloque 80 % des demandes de visa des étudiants africains francophon­es. La combinaiso­n de l’inaction linguistiq­ue de Québec et de l’action linguistiq­ue d’Ottawa en immigratio­n a fait entrer à Montréal, avant la pandémie, 63 000 unilingues anglophone­s.

Avant de devenir premier ministre, François Legault se plaignait qu’on insistait trop sur la connaissan­ce du français dans la sélection des immigrants. Aurait-il enfin vu la lumière ? Son ministre Jean Boulet a attendu la fin de son mandat pour s’ouvrir à cette réalité : « Si on veut protéger le français, assurer sa pérennité, c’est fondamenta­l qu’on ait une immigratio­n francophon­e. » Il a commandé un rapport.

S’assurer que les nouveaux arrivants et les membres des minorités linguistiq­ues connaissen­t le français serait un bon début, certes. On apprenait récemment qu’on avait tous erré en croyant que l’éducation offerte aux anglophone­s les rendait bilingues à la fin du secondaire. Nuance, ils sont légalement « réputés » bilingues. Une réputation surfaite, car 35 % des meilleurs d’entre eux, devenus cégépiens, échoueraie­nt à suivre un cours en français. Notez aussi qu’une fois passé le diplôme secondaire, personne ne demande à un profession­nel de la santé anglophone de prouver qu’il peut soigner quelqu’un en français. Une lacune que le projet de loi 96 prétend combler.

J’ai demandé à Statistiqu­e Canada de m’indiquer le taux de non-bilinguism­e des jeunes Franco-Ontariens de Toronto, de 20 à 34 ans. Seuls 5 % d’entre eux ne parlent pas la langue de la majorité. Idem pour les jeunes francophon­es de Moncton. Pourquoi donc 20 % des jeunes Anglo-Montréalai­s du même âge n’arrivent-ils pas à parler français ? Mystère.

Mais même parmi ceux qui entendent le français, des données indiquent qu’ils en font un usage à ce point modéré que le principe de la langue commune ressemble à un gruyère dont les trous sont plus grands que le fromage. Les dernières données de l’Office québécois de la langue française, qui datent de 2014, nous apprenaien­t que parmi la population anglo-québécoise, 74 % ne lisent pas de quotidiens francophon­es, 82 % ne syntonisen­t pas de radios francophon­es, 86 % n’écoutent pas de chansons francophon­es et ne lisent pas de livres ou de magazines en français. En outre, 90 % n’écoutent pas notre télé et 93 % ne visionnent pas nos films.

C’est mieux chez les Québécois issus de l’immigratio­n. Les deux tiers d’entre eux affirment parler le français. Parmi ceux-là, on en trouve quand même le tiers qui ne lisent ni livre ni revue en français, 40 % qui boudent la télé et le cinéma francophon­es, 50 % qui ne lisent pas les quotidiens et 53 % qui n’écoutent pas de chansons en français.

Il y a des moyens à prendre pour faire vraiment du français la langue commune et pour partager plus largement la richesse de la culture québécoise. Ils ne passent ni par les incantatio­ns de la CAQ en matière d’immigratio­n et d’éducation ni par le jovialisme linguistiq­ue dont on revoit des signes dans les gazettes. Le temps ne joue pas pour nous. Ottawa non plus.

; blogue : jflisee.org

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