Les États-Unis sans Roe v. Wade
Si elle advient, la fin de l’avortement légal ne marquera pas la fin des tentatives de contrôle du corps de la femme
Une onde de choc a traversé les ÉtatsUnis — et le monde — le 2 mai au soir alors qu’un brouillon de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization a été coulé au média états-unien Politico. Rédigé par le juge Samuel Alito, le document scellerait le sort de Roe v. Wade : à l’aube des 50 ans de cette décision légalisant l’accès à l’avortement partout au pays, le droit ne serait plus.
Mais est-ce vraiment une onde de choc ?
La décision, dont la version officielle est attendue pour la fin juin, n’est pas une surprise. Dès l’automne, les signaux laissaient croire à une annulation de Roe v. Wade, ou à tout le moins à une érosion considérable du droit à l’avortement. C’est que l’automne dernier, la Cour suprême a entendu deux causes liées à l’avortement : le cas de la loi SB8 du Texas et le cas du Mississippi (dans Dobbs).
Deux indices nous faisaient craindre ce qui se produit aujourd’hui. D’abord, dans le cas du Texas, la Cour a autorisé l’application de la loi durant le processus judiciaire plutôt que d’en suspendre l’application (comme c’est le cas avec nombre de lois restrictives en matière d’avortement). Ensuite, lors des arguments oraux dans Dobbs, les questions des juges laissaient deviner — au public comme à leurs collègues — leur orientation et leurs réflexions juridiques. Si le juge en chef, John Roberts, semblait ouvert à une érosion partielle de Roe v. Wade plus qu’à une annulation, ses cinq collègues conservateurs, eux, flirtaient davantage avec une invalidation possible de cette décision phare de 1973.
Prévisible, mais pas sans conséquences
Que signifie donc cette annulation à venir de Roe v. Wade ? D’abord, la Cour vient exacerber ce qu’on observe depuis plusieurs années, à savoir un droit à l’avortement à géographie variable. Cette situation est déjà observable aux États-Unis en raison de décisions subséquentes de la Cour suprême qui donnèrent plus de pouvoirs aux États désirant encadrer l’avortement. Conséquemment, cet accès inégal ne sera pas une nouveauté, mais malgré l’érosion du droit depuis 1973, chaque femme pouvait encore avoir un accès minimal à l’intervention dans son État de résidence. Cette variable changera.
Infirmer Roe v. Wade signifie essentiellement que les États seront à nouveau entièrement responsables de l’accès — ou non — à l’avortement sur leur territoire. Actuellement, 13 États ont des lois qui se déclencheront automatiquement advenant une annulation de la décision. L’avortement sera dès lors illégal sur leur territoire. Dans un nombre quasi équivalent d’États, il est pressenti que l’avortement sera fortement limité, voire rendu illégal. À l’inverse, les États progressistes adoptent, depuis quelques années, des lois visant à protéger le droit à l’avortement, ou même à enchâsser celui-ci dans leur constitution. C’est le cas, par exemple, du Vermont, où un vote référendaire est prévu le 8 novembre prochain.
On assiste donc à une cimentation de deux voies aux États-Unis : celle, restrictive, des États conservateurs et celle, protectrice, des États progressistes. En s’appuyant sur le cas de la loi
SB8 et de ses répercussions depuis son application, en septembre dernier, deux constats s’imposent : les personnes enceintes sont résilientes, mais les ressources ne sont pas illimitées.
De la résilience…
Au Texas, où l’avortement est illégal à partir de la sixième semaine de grossesse depuis le 1er septembre 2021, la demande pour un avortement a diminué de moitié — mais le nombre de Texanes obtenant un avortement n’a pas chuté aussi radicalement. Selon deux études, menées par des chercheurs de l’Université du Texas à Austin, les personnes enceintes se tournent vers d’autres options, principalement le déplacement vers un État voisin où l’intervention demeure accessible et l’avortement par médication.
La première stratégie — le déplacement hors de l’État — a été documentée tant par la recherche que par les récits journalistiques. Les cliniques des États limitrophes — et au-delà, jusqu’en Illinois — ont recensé une augmentation des patientes provenant du Lone Star State. Si cette option est plus coûteuse (les femmes devant assumer à la fois les coûts de l’intervention et ceux associés au déplacement), des solutions existent pour celles qui ont des moyens financiers plus limités. Les fonds d’avortement, nationaux et régionaux, soutiennent les personnes enceintes afin qu’elles puissent accéder à l’avortement, dans leur État ou hors de celui-ci.
Par ailleurs, les restrictions adoptées dans les États conservateurs, dont le nombre augmente constamment depuis les élections de 2010, ont également mobilisé des groupes locaux et transnationaux (dont des sites Web comme Aid Access) dont l’objectif est de rendre accessibles les avortements maison par le grâce à l’accès aux médicaments utilisés dans le cadre des avortements par médication. C’est notamment le cas le long de la frontière mexicaine–états-unienne, où des femmes traversent au Mexique afin d’acheter l’un des deux médicaments, offerts en vente libre. Ne marquant pas un retour à des pratiques dangereuses, ces réseaux assurent une reprise du contrôle de l’avortement par les femmes et diminuent les barrières à l’accès.
… aux limites corporelles et logistiques
Si ces stratégies de contournement permettent à plusieurs d’amoindrir les effets d’une absence d’accès local à l’avortement, toutes n’y ont pas accès également. Pour les femmes non informées dont la mobilité est restreinte, pour les mères qui n’ont pas d’aide pour garder leurs enfants, pour les travailleuses dont l’emploi précaire empêche toute absence de quelques jours, pour celles qui ne connaissent pas ces ressources de remplacement, les obstacles demeurent.
Plus encore, les cliniques des États progressistes fonctionnent avec des capacités limitées, et dans un contexte de pénurie de personnel, ce qui limite leur capacité à absorber d’éventuels déplacements plus soutenus. Les organismes se préparent, mais les ressources demeurent limitées. Une réorganisation de la représentation de l’accès à l’avortement est nécessaire, mais le temps presse, et d’autres lois, visant notamment à interdire aux femmes d’accéder à l’avortement dans un autre État, sont à l’étude (par exemple, au Missouri).
L’annulation de Roe v. Wade marquera la fin de l’avortement légal à travers le pays. Mais cela ne marque pas la fin des tentatives de contrôle du corps de la femme.