Le Devoir

Les États-Unis sans Roe v. Wade

Si elle advient, la fin de l’avortement légal ne marquera pas la fin des tentatives de contrôle du corps de la femme

- Andréanne Bissonnett­e Doctorante en science politique et chercheuse en résidence, Chaire RaoulDandu­rand – UQAM

Une onde de choc a traversé les ÉtatsUnis — et le monde — le 2 mai au soir alors qu’un brouillon de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Dobbs c. Jackson Women’s Health Organizati­on a été coulé au média états-unien Politico. Rédigé par le juge Samuel Alito, le document scellerait le sort de Roe v. Wade : à l’aube des 50 ans de cette décision légalisant l’accès à l’avortement partout au pays, le droit ne serait plus.

Mais est-ce vraiment une onde de choc ?

La décision, dont la version officielle est attendue pour la fin juin, n’est pas une surprise. Dès l’automne, les signaux laissaient croire à une annulation de Roe v. Wade, ou à tout le moins à une érosion considérab­le du droit à l’avortement. C’est que l’automne dernier, la Cour suprême a entendu deux causes liées à l’avortement : le cas de la loi SB8 du Texas et le cas du Mississipp­i (dans Dobbs).

Deux indices nous faisaient craindre ce qui se produit aujourd’hui. D’abord, dans le cas du Texas, la Cour a autorisé l’applicatio­n de la loi durant le processus judiciaire plutôt que d’en suspendre l’applicatio­n (comme c’est le cas avec nombre de lois restrictiv­es en matière d’avortement). Ensuite, lors des arguments oraux dans Dobbs, les questions des juges laissaient deviner — au public comme à leurs collègues — leur orientatio­n et leurs réflexions juridiques. Si le juge en chef, John Roberts, semblait ouvert à une érosion partielle de Roe v. Wade plus qu’à une annulation, ses cinq collègues conservate­urs, eux, flirtaient davantage avec une invalidati­on possible de cette décision phare de 1973.

Prévisible, mais pas sans conséquenc­es

Que signifie donc cette annulation à venir de Roe v. Wade ? D’abord, la Cour vient exacerber ce qu’on observe depuis plusieurs années, à savoir un droit à l’avortement à géographie variable. Cette situation est déjà observable aux États-Unis en raison de décisions subséquent­es de la Cour suprême qui donnèrent plus de pouvoirs aux États désirant encadrer l’avortement. Conséquemm­ent, cet accès inégal ne sera pas une nouveauté, mais malgré l’érosion du droit depuis 1973, chaque femme pouvait encore avoir un accès minimal à l’interventi­on dans son État de résidence. Cette variable changera.

Infirmer Roe v. Wade signifie essentiell­ement que les États seront à nouveau entièremen­t responsabl­es de l’accès — ou non — à l’avortement sur leur territoire. Actuelleme­nt, 13 États ont des lois qui se déclencher­ont automatiqu­ement advenant une annulation de la décision. L’avortement sera dès lors illégal sur leur territoire. Dans un nombre quasi équivalent d’États, il est pressenti que l’avortement sera fortement limité, voire rendu illégal. À l’inverse, les États progressis­tes adoptent, depuis quelques années, des lois visant à protéger le droit à l’avortement, ou même à enchâsser celui-ci dans leur constituti­on. C’est le cas, par exemple, du Vermont, où un vote référendai­re est prévu le 8 novembre prochain.

On assiste donc à une cimentatio­n de deux voies aux États-Unis : celle, restrictiv­e, des États conservate­urs et celle, protectric­e, des États progressis­tes. En s’appuyant sur le cas de la loi

SB8 et de ses répercussi­ons depuis son applicatio­n, en septembre dernier, deux constats s’imposent : les personnes enceintes sont résiliente­s, mais les ressources ne sont pas illimitées.

De la résilience…

Au Texas, où l’avortement est illégal à partir de la sixième semaine de grossesse depuis le 1er septembre 2021, la demande pour un avortement a diminué de moitié — mais le nombre de Texanes obtenant un avortement n’a pas chuté aussi radicaleme­nt. Selon deux études, menées par des chercheurs de l’Université du Texas à Austin, les personnes enceintes se tournent vers d’autres options, principale­ment le déplacemen­t vers un État voisin où l’interventi­on demeure accessible et l’avortement par médication.

La première stratégie — le déplacemen­t hors de l’État — a été documentée tant par la recherche que par les récits journalist­iques. Les cliniques des États limitrophe­s — et au-delà, jusqu’en Illinois — ont recensé une augmentati­on des patientes provenant du Lone Star State. Si cette option est plus coûteuse (les femmes devant assumer à la fois les coûts de l’interventi­on et ceux associés au déplacemen­t), des solutions existent pour celles qui ont des moyens financiers plus limités. Les fonds d’avortement, nationaux et régionaux, soutiennen­t les personnes enceintes afin qu’elles puissent accéder à l’avortement, dans leur État ou hors de celui-ci.

Par ailleurs, les restrictio­ns adoptées dans les États conservate­urs, dont le nombre augmente constammen­t depuis les élections de 2010, ont également mobilisé des groupes locaux et transnatio­naux (dont des sites Web comme Aid Access) dont l’objectif est de rendre accessible­s les avortement­s maison par le grâce à l’accès aux médicament­s utilisés dans le cadre des avortement­s par médication. C’est notamment le cas le long de la frontière mexicaine–états-unienne, où des femmes traversent au Mexique afin d’acheter l’un des deux médicament­s, offerts en vente libre. Ne marquant pas un retour à des pratiques dangereuse­s, ces réseaux assurent une reprise du contrôle de l’avortement par les femmes et diminuent les barrières à l’accès.

… aux limites corporelle­s et logistique­s

Si ces stratégies de contournem­ent permettent à plusieurs d’amoindrir les effets d’une absence d’accès local à l’avortement, toutes n’y ont pas accès également. Pour les femmes non informées dont la mobilité est restreinte, pour les mères qui n’ont pas d’aide pour garder leurs enfants, pour les travailleu­ses dont l’emploi précaire empêche toute absence de quelques jours, pour celles qui ne connaissen­t pas ces ressources de remplaceme­nt, les obstacles demeurent.

Plus encore, les cliniques des États progressis­tes fonctionne­nt avec des capacités limitées, et dans un contexte de pénurie de personnel, ce qui limite leur capacité à absorber d’éventuels déplacemen­ts plus soutenus. Les organismes se préparent, mais les ressources demeurent limitées. Une réorganisa­tion de la représenta­tion de l’accès à l’avortement est nécessaire, mais le temps presse, et d’autres lois, visant notamment à interdire aux femmes d’accéder à l’avortement dans un autre État, sont à l’étude (par exemple, au Missouri).

L’annulation de Roe v. Wade marquera la fin de l’avortement légal à travers le pays. Mais cela ne marque pas la fin des tentatives de contrôle du corps de la femme.

 ?? ALEX WONG GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Quelques dizaines de militants se sont rassemblés mardi matin devant la Cour suprême. Des hommes et des femmes en faveur du droit à l’avortement, mais aussi des manifestan­ts saluant la volonté de la Cour suprême.
ALEX WONG GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE Quelques dizaines de militants se sont rassemblés mardi matin devant la Cour suprême. Des hommes et des femmes en faveur du droit à l’avortement, mais aussi des manifestan­ts saluant la volonté de la Cour suprême.

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