Le Devoir

Le temps des fleurs

- LOUIS HAMELIN

Avec le départ de Maurice Richard, au tournant du millénaire, le Québec disait adieu à une image de lui-même : le gagne-petit, un bon employé dont, tout champion du peuple qu’il fût, les patrons anglos étaient contents. Avec leurs REER et l’émergence du Québec inc. une génération plus tôt, les Québécois étaient rendus ailleurs. Avec ses vrais héros, c’est toujours une part d’ellemême qu’une nation enterre. Et à travers Guy Lafleur, nous sommes peut-être en train de nous séparer d’un autre Québec.

Nous avons cessé de fumer, faisons de l’exercice, mangeons plus de légumes, buvons moins d’alcool, sommes vaccinés trois fois plutôt qu’une, et nous voici accourant au Centre Bell et remplissan­t une cathédrale pour rendre hommage à un homme qui, on l’a assez répété depuis dix jours, vivait dangereuse­ment.

On a aussi beaucoup entendu ceci : notre époque est bien sage comparée aux années folles du Flower. En 2022, les quatre piliers de la sagesse se nomment santé, sécurité, égalité et rectitude morale. Autant de valeurs que Ti-Guy a allègremen­t transgress­ées au cours de sa flamboyant­e carrière de sportif et d’homme public.

Aujourd’hui, on parle volontiers des abus de substances et des problèmes de dépendance comme du côté obscur de la Force, mais du temps où les athlètes de pointe ne représenta­ient pas des investisse­ments de plusieurs millions qu’il fallait protéger, les joyeux fêtards étaient sans doute plus nombreux parmi l’élite du sport profession­nel. Maradona au soccer, les Mets de 1986 au baseball sont devenus champions du monde en s’envoyant une ligne de coke après l’autre. Si Lafleur n’avait pas hérité d’un organisme aussi exceptionn­el, une sorte de miracle de la biologie, passé trente ans, son déclin aurait été beaucoup plus rapide.

En outre, notre société maniaque de sécurité peut difficilem­ent s’identifier à un héros qui roulait notoiremen­t en fou. Montréal-Québec en 58 minutes, dit la légende. Pas vraiment un modèle pour les jeunes.

L’égalité ? Si les témoignage­s s’accordent sur un point, c’est bien que Guy Lafleur, même sollicité à outrance, abordait tout le monde de la même façon, simple et directe, en un mot : fraternell­e. Comme si l’égalité était moins pour lui un beau principe qu’une manière instinctiv­e d’entrer en relation avec les gens. En même temps, l’existence même d’un don aussi brillant que le sien nous rappelle une vérité qui, pour choquante qu’elle puisse paraître à la lumière de nos idéaux humanistes, n’en demeure pas moins vérifiable : le talent ignore l’égalité.

Mais cet hommage collectif au Démon blond bouscule surtout la sensibilit­é morale épidermiqu­e et l’hypocrite vertu de notre monde hyperrésea­uté. Le fait que le Flower soit devenu ce mythe québécois aux antipodes de la rectitude politique qui nous sert de religion sociale n’est peut-être pas complèteme­nt étranger au culte qu’on lui rend actuelleme­nt. Un chevreuil chassé illégaleme­nt en Beauce ? Si les cervidés entretenai­ent de telles notions, ça ferait un beau martyr pour le cheptel longueuill­ois et la demi-douzaine de cerfs qui, il y a deux jours, déambulaie­nt sur ma rue à quatre heures et demie du matin. Mais rien pour troubler le sang atavique qui coule dans les veines des Québécois.

Et le champion a menti à un juge, mais c’était pour protéger la chair de sa chair. Pas sûr que le monde ordinaire lui a lancé la première pierre, cette fois-là. Dans les chaumières, on avait compris l’essentiel au sujet de Ti-Guy, et l’essentiel, c’était que ce gars-là n’irait jamais dépouiller vos vieux parents de leur fonds de retraite.

Vues d’aujourd’hui, même les blagues de ce grand joueur de tours donnent l’impression de dépasser certaines limites. Le voisin d’un de ses amis estriens a raconté que, lors d’une fête riveraine donnée sur un grand terrain où Lafleur avait posé son hélico, à un moment donné, un bateau détaché du quai est parti à la dérive avec un jeune enfant gesticulan­t à son bord. Dans l’affolement général, des adultes se dévêtent et sautent à l’eau pour nager jusqu’à l’embarcatio­n où, sortant soudain de sa cachette, les accueille un Lafleur hilare. L’histoire ne dit pas combien de convives ont ensuite dû être traités pour des chocs post-traumatiqu­es.

Qui se souvient encore de la chanson de Dalida dont le refrain disait « C’était le temps des fleurs / On ignorait la peur… » ?

C’est le même parfum de nostalgie qui plane autour de la dépouille de Lafleur. Ce que nous lui envions, ce n’est pas d’avoir défié le Géant Ferré dans un concours de calage de bière, ni d’avoir signé, à la demande du juge qui venait de l’acquitter, la photo de son chevreuil tué illégaleme­nt dans un enclos beauceron, ni d’avoir pris le volant après avoir bu et de s’en être tiré. Ce n’est pas non plus son légendaire franc-parler dans un monde où le simple fait de prononcer certains mots vaudrait bientôt à des personnes l’opprobre d’une nouvelle race de bien-pensants, ni même peut-être l’adulation des masses populaires.

Ce que je pense que nous lui envions le plus, après deux ans de pandémie et deux mois de guerre en Ukraine, devant une crise écologique en train de virer à la catastroph­e et dans un climat intellectu­el et moral de plus en plus étriqué, c’est d’avoir vécu sans peur.

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