L’oeuf de Gregory Charles
Depuis que le pianiste-animateur Gregory Charles s’est prononcé au journal La Presse sur le système d’éducation québécois, il reçoit bien des tomates par la tête. Ça lui apprendra à ne pas laisser le crachoir aux spécialistes ! ronchonnent plusieurs voix. Forcément, celui qui ose un coup de gueule se trompe sur certains points et le paie. Non, l’État ne rétablira pas les classes séparées pour les garçons et pour les filles ni ne sabrera la gratuité scolaire à sa suggestion : fausses pistes.
Sans avoir nécessairement les solutions adéquates, cet artiste pose des questions pertinentes sur le décrochage des garçons, domaine où le Québec est le triste champion d’un océan à l’autre. Alors, que faire ? Le milieu s’arrache les cheveux sans trouver d’issue de secours. Ouvrir ce débat sur la place publique avait quelque chose d’héroïque.
Si davantage de citoyens se sentaient impliqués dans l’éducation et prenaient la parole comme Gregory Charles, plus de Québécois se tourneraient vers l’enseignement, le savoir serait moins dévalorisé sur nos rives, la culture et la qualité de la langue collective s’en porteraient mieux, le taux d’analphabétisme cesserait de frôler les sommets, et les garçons ne fuiraient pas les apprentissages didactiques. Car tout commence dans l’oeuf de l’éducation, à la maison comme sur les bancs d’école. Tout peut y déraper aussi.
Dimanche à Tout le monde en parle, lors d’un échange passionnant et enflammé avec le chroniqueur Normand Baillargeon, Gregory Charles racontait qu’avant de proposer ses services comme prof auprès de raccrocheurs, il avait demandé aux enseignants quel était leur cours le moins aimé. Ceux-ci avaient répondu : l’histoire. Le professeur de chant de Star Académie, prenant alors la balle au bond, aura dès lors réussi à intéresser les raccrocheurs durant plusieurs années au passé collectif de la Nation.
Son charisme, sa passion, son prestige avaient tout pour galvaniser une classe ; du coup, son expérience fut jugée non représentative. Rien pour encourager les vedettes ou les quidams à mettre le nez dans ce champ de mines. On devrait encourager tout le monde à se mêler d’éducation, plutôt que pointer surtout les maladresses des audacieux qui s’y risquent.
Au fait, pourquoi l’histoire rebute-t-elle autant les élèves ? Après tout, cette matière n’est ni la plus ardue ni la moins palpitante. Serait-il possible que la réticence des élèves québécois, surtout des garçons, soit liée à un parcours collectif mal aimé ? Dans les pays au passé plus triomphant — la France, par exemple, ou les États-Unis, qui ont remporté leur guerre d’indépendance —, l’apprentissage de l’histoire inspire-t-il autant de défiance ? J’en doute. Et si la défaite sur les plaines d’Abraham, le traité de Paris, le règne des Anglais et l’emprise du clergé avaient pesé particulièrement sur les épaules des garçons francophones, causant ce rejet. Et s’ils refusaient de s’identifier à des aïeux ayant rendu les armes ?
L’anti-intellectualisme collectif trouve ses sources dans une ascendance d’abord rurale et dans une méfiance envers les élites. Ces dernières avaient fui en grand nombre nos rives après la Conquête, ou s’étaient surtout rangées derrière les vainqueurs. Quant au clergé, il gagnait à maintenir le peuple dans l’ignorance. N’y a-t-il pas moyen de s’affranchir de ces blocages en les nommant plus fort ? Et pour réconcilier les garçons avec l’école, s’il fallait d’abord les réconforter dans leur identité, en adaptant les cours à notre contexte socioculturel ? La résistance au long des siècles du fait français dans nos terres est admirable, elle mérite d’être transmise sans peser comme une chape de plomb. Les Autochtones et les anglophones (hé oui !) ont également mis leur pierre à l’édifice de notre société. Décrocher de l’école, c’est refuser le legs du passé. Et méconnaître ses racines force à répéter des schèmes douloureux et stériles.
L’histoire, mal enseignée à plusieurs générations, demeure aussi un angle mort pour trop d’adultes. Rares sont les Québécois à se procurer des ouvrages sur ces questions pour pallier des lacunes béantes. Certains sont pourtant vulgarisés et passionnants — ceux de Jacques Lacoursière sur la NouvelleFrance, entre autres. Car l’éducation ne s’arrête pas à l’école : elle se poursuit tout au long d’une vie, par la lecture surtout. Une faible frange de notre population s’en prévaut.
Pour des raisons historiques, le savoir n’est pas perçu chez nous comme un idéal viril, la culture non plus, et c’est désolant. Dès lors, peu d’hommes se tournent vers l’enseignement pour servir de modèles aux garçons, qui décrochent de plus belle. Et la même roue tourne, tourne, tourne. Comprendre les rouages de sa mécanique serait déjà un point de départ pour en maîtriser le cycle.