Prestidigitateur
VAlors que la dénonciation de l’« extrême droite » semble devenir de plus en plus un impératif, ce qu’on appelait hier encore l’« extrême gauche » jouit au contraire dans les médias d’une bienveillance qui ne se dément pas
ous n’y avez jamais songé tant la démocratie vous semble une évidence. Peutêtre êtes-vous trop incultes pour élire vous-mêmes vos représentants ? Peutêtre faudrait-il instaurer un « permis de voter » comme il y a un permis de conduire ? Celui-ci n’autoriserait l’isoloir qu’à ceux qui ont passé le test du bon électeur. Ne riez pas ! C’est l’idée saugrenue qu’avait proposée en 2017 l’ancien chroniqueur français Aymeric Caron dans un de ses livres (Utopia XXI, Flammarion). Une idée qu’il avait défendue à l’époque sur les plateaux de télévision. Après tout, pour pratiquer le droit, il faut faire le Barreau, disait-il. Pourquoi la démocratie n’aurait-elle pas son ordre professionnel ? Une forme de vote censitaire hérité de l’Ancien Régime, mais revu et corrigé par le gauchisme universitaire.
Tout cela ne serait qu’une gigantesque farce si son auteur, connu au Québec pour son militantisme végane, ne s’apprêtait pas à se présenter aux élections législatives françaises sous la bannière de la gauche radicale dirigée par Jean-Luc Mélenchon. Arrivé troisième à la présidentielle, le tribun est sur le point de boucler une alliance avec d’autres formations qui devrait consacrer son hégémonie sur la gauche française. Une première depuis ces années où le Parti communiste, aux ordres de Moscou, faisait la loi à gauche et dans le monde intellectuel.
Serions-nous revenus à cette époque ? On peut se le demander, au moment où la social-démocratie implose, en France comme au Québec, d’ailleurs. Or, ce qui frappe, c’est l’impunité dont jouit cette gauche radicale. Alors que la dénonciation de l’« extrême droite » semble devenir de plus en plus un impératif, ce qu’on appelait hier encore l’« extrême gauche » jouit au contraire dans les médias d’une bienveillance qui ne se dément pas. Comme si seule la droite pouvait sombrer dans l’extrémisme.
Issu de la gauche révolutionnaire et toujours imprégné de cette culture, Jean-Luc Mélenchon est la preuve du contraire. Le candidat a beau assumer la proposition de faire exploser la dépense publique de 250 milliards d’euros, les journalistes portent généralement sur lui un regard indulgent. Peut-être en souvenir de leur propre jeunesse.
Il faut dire qu’à la manière d’un prestidigitateur, l’homme s’est montré d’une grande habileté. Fin tacticien, il aura été parmi les premiers à gauche à s’inspirer de la célèbre note du groupe de réflexion Terra Nova, qui préconisait dès 2011 l’abandon du traditionnel vote ouvrier au profit de celui des immigrants et de ces nouvelles classes urbaines et instruites en mal de révolution « sociétale ».
Qui se souvient de l’ancien laïcard pour qui celles qui portaient le voile islamique se « stigmatisaient » elles-mêmes ? « On ne peut pas se dire féministe en affichant un signe de soumission patriarcale », disait-il en 2010. Le Mélenchon nouveau, lui, ne craint plus de s’afficher aux côtés de partisans des Frères musulmans et de s’opposer à la loi sur le séparatisme islamiste. Sa députée Danièle Obono rêve même de supprimer la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école.
Pari gagné : lors du premier tour de la présidentielle, Mélenchon a raflé 69 % du vote musulman, selon un sondage de l’IFOP réalisé pour La Croix. Sa progression électorale est largement due à sa capacité de draguer ce nouvel électorat pourtant ultraconservateur. Contre tout ce qu’il avait défendu auparavant, l’ancien militant trotskiste s’est rallié aux nouvelles thèses racialistes et décoloniales venues de la gauche universitaire américaine. Il veut aussi inscrire dans la constitution française le « droit de choisir son genre ».
À l’image de Québec solidaire, Mélenchon rallie largement la jeunesse étudiante des grandes villes et les populations immigrantes des banlieues grâce à un mélange de gauchisme culturel et de communautarisme appelé « islamogauchisme ». Cette idéologie offre l’immense privilège d’éviter aux marxistes d’hier de douloureuses remises en question. À la « bourgeoisie » qu’ils dénonçaient sur toutes les tribunes, il suffit de substituer la « bourgeoisie blanche ». Pour le reste, c’est le même manichéisme et la même rhétorique, la lutte de classes se doublant dorénavant de la lutte des races, quand ce n’est pas de la lutte des sexes.
On dira qu’en ces temps où les repères politiques se brouillent, c’est toute l’époque qui transpire la radicalité — ce n’est pas faux.
Pourtant, à gauche, toutes les excuses sont bonnes pour absoudre les discours les plus extrêmes, et même la violence qui les accompagne de plus en plus en France, notamment lors de manifestations. Dans la petite bourgeoisie universitaire, ce gauchisme semble devenu une sorte de rite de passage pour une jeunesse en mal de défis, un rite que chacun regarde avec tendresse et peut-être même un brin de nostalgie.
C’est en partie faute de s’être démarqués de ce nouveau radicalisme à mille lieues de ce que pense le monde ordinaire que de grands partis sociaux-démocrates, comme le Parti socialiste français et le Parti québécois, sont aujourd’hui à l’agonie. Faute aussi d’avoir compris combien cette résurgence de la gauche radicale est liée à la croyance que seule la droite peut être totalitaire. Une croyance démentie par toute l’histoire du XXe siècle.