Le Devoir

Le bar Kirouac, un caillou sur la route de l’embourgeoi­sement

- SÉBASTIEN TANGUAY À QUÉBEC

Le bar Kirouac et ses soirées karaoké, entrés dans le folklore de la pandémie pour avoir couvé une importante éclosion de COVID-19 à l’automne 2020, céderont leur place à une coopérativ­e d’habitation à l’horizon 2025.

Cette dernière, qui sera « portée par les citoyens » selon la mairie de Québec, aura pignon sur rue dans SaintSauve­ur, un quartier historique­ment habité par des mal lotis et situé en basse-ville de Québec. Sa population s’étend au pied de la falaise qui a longtemps séparé les faubourgs huppés de la capitale et les masses ouvrières entassées en contrebas.

Depuis plusieurs années, cependant, le quartier change et s’embourgeoi­se. Un bar comme le Kirouac, peuplé d’habitués presque toujours coincés en bas de l’échelle sociale, devait partager le voisinage avec des cafés aux lattes chics et des restaurant­s à prix salé.

Le Kirouac, qui sentait la bière et, surtout, l’opprobre populaire après que la deuxième vague est venue l’éclabousse­r, a fermé ses portes au printemps l’an dernier. Depuis, une société en marge de l’embourgeoi­sement en cours se retrouve orpheline d’un refuge où les uns venaient noyer on-ne-saitquoi au fond de la bouteille, les autres, chanter au karaoké pour se faire entendre dans un monde qui tend rarement l’oreille à plus petit que lui.

Le bar, désormais simple bâtisse à l’abandon, se trouve au coeur d’un quadrilatè­re où se côtoient des réalités aux antipodes.

La misère

De l’autre côté de la rue, une maison de chambres abrite une ménagerie de maganés. Les loyers, dans cet immeuble en manque d’amour, oscillent entre 320 et 360 $. À ce prix, les toilettes sont communes, les corridors, usés, et la clientèle, difficile.

Le concierge, Richard Martin, n’a qu’un souhait : que l’édifice soit vendu et rasé.

« Je suis fatigué de me chicaner », raconte l’homme de 59 ans. Les problèmes de santé mentale ou de consommati­on de certains locataires dépassent sa capacité de tenir l’endroit en ordre. La police doit intervenir fréquemmen­t : dans les trois dernières semaines, Richard l’a vue « débarquer une douzaine de fois ».

« Que le bar Kirouac soit fermé, ça ne me fait pas grand peine, expliquet-il. Souvent, je suis allé chercher des locataires qui passaient leur loyer dans les machines à sous. »

Pour tout loisir, Richard explique qu’il pédale et marche dans les rues de Saint

Sauveur, où il peut convoiter à loisir la nouvelle opulence qui émerge du quartier. Lui non plus ne roule pas sur l’or : incapable de se payer les restaurant­s qui fleurissen­t dans son voisinage, il songe à retourner vivre dans son Baie-Comeau natal. « Le fleuve me manque », soupiret-il, le regard traversé par le souvenir du Saint-Laurent de son enfance.

La richesse

Juste à côté de chez Richard brillent de nouvelles maisons de ville. Terrasse sur le toit et grande fenêtre qui laisse entrer la lumière : Jade Auclair-Roy ne pouvait pas manquer cette occasion. En août 2020, elle et sa conjointe devenaient propriétai­res. Prix : 425 000 $.

« Nous, c’est le quartier que nous trouvons vraiment le fun », explique la jeune trentenair­e. Elle savait que « ce n’était pas toujours luxueux » en élisant domicile ici : toutefois, Jade a la certitude d’avoir fait un bon investisse­ment.

L’offre commercial­e en pleine effervesce­nce du quartier rehausse déjà la valeur de Saint-Sauveur. Moins de deux ans après son achat, la jeune femme, elle-même évaluatric­e immobilièr­e, estime que sa propriété atteint maintenant un demi-million de dollars sur le marché.

« Notre but, quand nous avons acheté, c’était d’avoir un pied à terre en ville, explique-t-elle. Dans cinq ou dix ans, nous voulons faire de la location à long terme. »

Jade ne pleure pas la disparitio­n annoncée du Kirouac. C’est plutôt la maison de chambres que Richard tente tant bien que mal de tenir à flot qui l’insupporte. « La police vient vraiment souvent, déplore-telle. C’est bien plus ça que le bar Kirouac qui fait tache dans le quartier. »

Les Gaulois

L’un en face de l’autre, deux mondes s’affrontent à armes inégales. Les moins nantis, tôt ou tard, devront partir, chassés par la richesse qui fleurit autour de leur pauvreté.

« Les gens veulent rester dans le quartier qu’ils aiment, mais c’est de plus en plus impossible », souligne Éloïse Gaudreau, coordonnat­rice du Comité des citoyens et citoyennes du quartier Saint-Sauveur. La coop, ajoutet-elle, permettra de redonner ses droits à la mixité dans un quartier livré en pâture au privé. « C’est de la résistance, renchérit Mélanie Vaillancou­rt, une mère monoparent­ale qui précise « bien gagné sans vie sans pour pouvoir accéder à la propriété. Comme les Gaulois. »

 ?? RENAUD PHILIPPE ARCHIVES LE DEVOIR ?? Une coopérativ­e d’habitation occupera l’emplacemen­t du bar Kirouac, à Québec.
RENAUD PHILIPPE ARCHIVES LE DEVOIR Une coopérativ­e d’habitation occupera l’emplacemen­t du bar Kirouac, à Québec.

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