Ensemble séparément
Dans Vortex, Gaspar Noé raconte avec maestria les derniers jours d’un couple âgé
Au cinéma, l’amour ne semble réservé qu’aux jeunes gens ou aux couples formés d’un vieux beau et d’une starlette montante qui pourrait jouer sa fille. Trop peu de cinéastes s’intéressent aux couples du bel âge, aux derniers jours d’un amour qui a résisté au passage du temps ; ce qui est assez étonnant dans une société de plus en plus vieillissante. Il est vrai que le cinéma veut divertir, étourdir, faire rêver, mais parfois, il est bon qu’il mette le spectateur devant la dure réalité et sa propre finalité. Enfant terrible du cinéma français, Gaspar Noé (Seul contre tous, Irréversible, Enter the Void) s’y est attelé dans Vortex. Et le résultat, loin des excès et de la violence des précédents films, s’avère d’un réalisme confondant et d’une justesse implacable.
Reposant sur un scénario d’à peine 15 pages (Noé ayant gonflé la police de caractères pour le présenter aux institutions) et des dialogues peu abondants improvisés avec brio par les acteurs, Vortex nous entraîne dans le quotidien d’un vieux couple aux prises avec la maladie. Dans leur appartement décoré de vieilles affiches de films et de phoclassificatrices tos de famille, où chaque pièce, même la salle de bain, est envahie de centaines de livres, tous deux vaquent à leurs occupations avec lenteur.
Puis surgit l’image de Françoise Hardy, dans toute la splendeur et l’insolence de sa jeunesse, qui chante « On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l’a dit ce matin ». Dans ce contexte, les paroles de Cécile Caulier et de Jacques Lacome prennent tout leur sens. Plus tard dans le film, Noé fera appel à Leone (Mon nom est personne) et à Delerue (Le mépris), donnant une tout autre dimension à ces morceaux iconiques.
À la vie, à la mort
Après cet intermède musical, le couple revient à l’écran. Cette fois, elle, incarnée par Françoise Lebrun, immortalisée dans La maman et la putain (1973), de Jean Eustache, et lui, interprété par le maître du giallo, Dario Argento (L’oiseau au plumage de cristal), apparaissent en plans séparés. Même lorsqu’ils s’effleurent en se croisant entre ces murs où s’entassent tous leurs souvenirs. « Perdus dans le même décor », comme le chantait si bien Jim Corcoran.
C’est ainsi que Gaspar Noé a voulu illustrer leur solitude face à la vieillesse,
à la maladie et à la mort imminente. Certes, le concept de l’écran divisé (split-screen) peut agacer, distraire, donner l’impression de manquer un détail si l’on s’attarde davantage sur l’un des personnages. Lorsque le fils (Alex Lutz), qui élève seul son petit garçon (Kylian Dheret), entre en scène et que les caméras s’immobilisent, cela donne d’étranges plans où l’un des personnages est dédoublé ou étrangement fragmenté, Noé faisant fi de la notion de champ-contrechamp. On retiendra son souffle lorsqu’une des caméras s’éteindra.
Alors que résonne à la radio la voix de Boris Cyrulnik, lui, ex-critique de cinéma, tape à deux doigts sur sa vieille machine à écrire plutôt que sur le clavier de son ordinateur trônant sur son bureau encombré de notes. Le temps lui presse d’écrire son livre sur le cinéma et les rêves puisqu’il souffre d’une maladie cardiaque. Elle, expsychiatre dont l’esprit est grugé par l’alzheimer, tourne en rond, oublie la
cafetière sur le feu ou s’échappe de la maison sans crier gare. Entre son mari qui crie son exaspération face à la condition de sa femme et leur fils bienveillant qui exprime son impuissance à les aider, elle lance d’une petite voix d’enfant qu’elle voudrait en finir.
Évoquant Les dernières fiançailles (1973) de Jean Pierre Lefebvre, Away from Her (2006) de Sarah Polley, et Amour (2012) de Michael Haneke, Vortex s’éloigne de ces oeuvres bouleversantes par son approche minimaliste. Avec le risque de tomber dans la redondance et les longueurs. Car il se passe bien peu de choses dans ces plans qui défilent en parallèle et pourtant, on est saisi par ce qui s’y passe, par le moindre drame qui prend une dimension colossale. S’il insiste pour rappeler que l’existence peut se résumer en un banal diaporama et que les biens qu’on aura accumulés risquent de finir aux ordures, Gaspar Noé signe néanmoins un grandiose hymne à la vie d’une beauté qui fait mal.