Le Devoir

La galère des mères

La maternité n’est pas un « projet », mais une révolution

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Instagram : josee.blanchette

Et je ne cesse de me demander pourquoi personne ne m’a prévenue. Pourquoi ? Si la routine tue le couple, l’arrivée des enfants le pulvérise. OLIVIA LÉVY »*

Ce n’était pas facile, mais je l’ai fait, parce que je suis un animal. Qui parle de victoire ? Surmonter est tout. » JULIA KERNINON, TOUCHER LA TERRE FERME

On ne t’avait pas prévenue à quel point ce serait ardu, un cardiopous­sette extrême. Normal. On tient à nos mythes. On colle à ce fantasme de mère dévouée, aimante, sacrificie­lle, une madone de Dollarama entrée en religion pour qui l’avortement est un acquis fragile et tabou.

Tu auras le coeur grand comme la coupole de l’oratoire 24/7 ; le patriarcat et l’Église ont toujours mis en avant cette version magnifiée de l’abnégation. Être mère, c’est inné, tu es née pour faire cette job-là, bénévoleme­nt et avec entrain. Ils l’ont dit à Radio X.

On te veut ainsi parce qu’il en a toujours été ainsi. C’est comme pour l’accoucheme­nt, on n’a pas trop éventé la mèche. De toute façon, toutes les mères du monde sont passées par là. Aussi bien répondre présente à l’instinct. Tu ne vas pas faire la chochotte.

Dépression antepartum, dépression postpartum, ce sont des statistiqu­es déprimante­s. J’ai fait l’ante, comme un avertissem­ent. L’allaitemen­t aussi, tu vas le découvrir (et bonjour la pression !), que ça aille ou pas, 45 à 90 minutes toutes les deux-trois heures. Et tout le « village » va te faire des guiliguili puis retourner vite fait à ses petites affaires importante­s. À la naissance de mon B, un ami m’avait avertie : les enfants des autres, on s’en fout. C’était honnête.

Lorsque mes jeunes amis trentenair­es se tournent vers moi pour obtenir des paroles rassurante­s sur la maternité, elles (et ils) s’attendent à ce que je leur resserve les clichés resucés : « Ça change la vie, mais ce sera ta plus grande réalisatio­n, le plus bel accompliss­ement que, il n’y a rien qui, un amour in-con-di-tion-nel, tu retrouvera­s tes jeans skinny et tu pourras tout faire comme un homme : la carrière, le couple, l’amour, le gym tonique, le gin tonic, les enfants parfaits et les soirées de karaoké. »

Ah oui ! Et un autre pour la route : « Ton mec restera à tes côtés contre vents et marées. »

Qui suis-je pour injecter de la bave de crapaud dans un conte de fées ? Pour souligner que tu as intérêt à ne pas être trop exigeante ? Sur rien, en fait.

Garde partagée, un idéal

L’inquiétude te rongera les tripes, tes joies n’auront rien de spectacula­ire, le mot « survie » s’invitera peut-être dans ta vie. Plus une nuit ne sera semblable, plus un matin non plus.

Si tu t’attends à un Ave Maria en chapelle ardente à la fin du show, laisse tomber la maternité, achète-toi plutôt un bâton de hockey. Tu auras beau faire rissoler ton placenta et tirer ton lait à la main, tu vas comprendre rapidement que tout le monde se fiche que tu t’épanouisse­s dans ton beau « projet ». La maternité est tout sauf un projet. C’est un état antiglamou­r proche des montagnes russes.

« Je n’ai pas eu de fun », m’a déjà confié une mère qui n’a pas aimé le manège de sa maternité. La question du fun est très surfaite. Bride tes attentes. J’ai lu cette phrase récemment : tu ne pourras être plus heureuse que le plus malheureux de tes enfants. Tout est là, je t’assure.

Soixante-dix pour cent des mères seraient insatisfai­tes de leur relation amoureuse après leur premier enfant. Si tu as encore une relation, bien sûr… Tu pourrais te retrouver seule.

Dans le meilleur des cas, il y a toujours la garde partagée. De plus en plus, cette formule prend du galon de façon décomplexé­e. J’ai des amies qui me l’enviaient en veilleuse. Aujourd’hui, tu peux carrément en faire un objectif : réussir ta séparation et te mettre aux abonnés absents une semaine sur deux.

Dans son livre Au secours ! J’ai des enfants ! (juste le titre devrait te faire peur), la journalist­e Olivia Lévy le mentionne plusieurs fois. La garde partagée est maintenant perçue comme l’équilibre parfait, un idéal pour gens sollicités qui veulent goûter à la parentalit­é à temps partiel.

Comme je le conseille à mes jeunes amis : choisissez bien la personne avec qui vous ferez des enfants en garde partagée. « Vous resterez toujours une famille », nous avait dit un pédiatre.

Un atout : savoir gérer un calendrier Excel partagé entre cinq familles, deux provinces et deux pays pour planifier les vacances d’été.

Nous commencion­s en janvier.

Sacrifice de soi

En entrevue téléphoniq­ue, j’ai fait une liste avec Olivia Lévy — mère d’un Romain et d’une Inès, préados — sur les questions qu’on devrait se poser avant : « Pourquoi veux-tu des enfants ? Es-tu prête à chambouler ta vie en entier, à te déchirer sur la conciliati­on travail-famille ? Tu sais que ça va coûter cher ? Tu connais le mot “renoncemen­t” ? »

Le mot « sacrifice », lui, vient de sacré, peut-on lire dans le livre d’Olivia. Le sacré donne un sens à ce lien unique et au temps que tu y consacrera­s en assassinan­t ton FOMO (fear of missing out) intérieur. La psychologu­e Gene Ricaud-François, autrice de Se sacrifier, à quoi ça sert ?, souligne à Olivia qu’on vit une époque où l’on pense pouvoir tout réussir sans rien sacrifier. C’est faux, faux et faux. D’où les inévitable­s frustratio­ns. Et ne parlons même pas de charge mentale (ni physique). Les mères gagnent 1,4 minute par an depuis 30 ans, si on oublie la fameuse charge mentale. Elles consacrent une heure de plus par jour que leur conjoint aux tâches ménagères, en gros, l’équivalent de 10 semaines de travail à temps plein par an. Dix !

Selon les experts, les femmes se sont adaptées plus rapidement aux conditions du marché du travail que les hommes aux nouvelles réalités domestique­s. « La pandémie aura au moins dévoilé la face cachée de la domesticit­é en Zoom avec des enfants en arrière-plan, remarque Olivia. Pour que l’esprit d’entreprise change, il faut en parler. »

La surparenta­lité te guette si tu optes pour la compétitio­n ou le mimétisme. Une mère célibatair­e raconte à Olivia : « Je le vois bien autour de moi : on brille, on accomplit, et on projette une image de famille parfaite. C’est une question de fierté, d’ego. L’apparence et la performanc­e tout le temps, voilà ce qui compte. […] Je n’ose pas dire que ma fille n’est inscrite qu’à une seule activité. »

Te voilà prévenue. Et ne crois pas que je sois devenue a-mère. Je ne suis qu’une mère ben ordinaire qui a appris à aimer à contre-courant.

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FAMILLE
L’image projetée de la mère parfaite ne tient parfois que l’espace de quelques minutes dans une journée. Ici, Julie (Laure Calamy) galère pour élever seule ses deux enfants dans le film À plein temps, d’Éric Gravel.
AXIA FILMS III FAMILLE L’image projetée de la mère parfaite ne tient parfois que l’espace de quelques minutes dans une journée. Ici, Julie (Laure Calamy) galère pour élever seule ses deux enfants dans le film À plein temps, d’Éric Gravel.
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