Le Devoir

Au chevet des femmes démunies du delta

- STÉPHANIE MARIN À GREENVILLE LE DEVOIR

Au Mississipp­i, ce n’est pas seulement l’avortement qui est difficilem­ent accessible aux femmes. Les plus pauvres, sans assurance médicale, sont incapables d’obtenir des soins de santé de base, des moyens de contracept­ion et des mammograph­ies, ou peinent à y parvenir. Depuis un an, une clinique mobile gratuite sillonne la région du delta du Mississipp­i pour leur venir en aide. Le Devoir est allé la visiter alors qu’elle se trouvait à Greenville, une petite ville blottie sur la frontière de l’Arkansas.

Les murs extérieurs de la clinique, décorés de murales colorées, attirent l’oeil. À l’intérieur, Antoinette Roby sourit avec fierté devant « sa » salle pour recevoir les patients, juste en haut des escaliers amovibles qui permettent de s’y hisser.

La travailleu­se en santé communauta­ire se dévoue pour ceux qui viennent chercher de l’aide médicale et des médicament­s, donnés gratuiteme­nt par l’organisati­on sans but lucratif Plan A Health.

Ses cliniques, dont celle sur roues, offrent des soins dans des secteurs ruraux mal desservis et défavorisé­s sur de nombreux plans — le delta est la région la plus pauvre du plus pauvre État américain — « en mettant l’accent sur la santé reproducti­ve et sexuelle », dit son énoncé de mission.

Que les femmes du delta, une région du nord-ouest du Mississipp­i en bordure du fleuve du même nom, soient aussi nombreuses à chercher des moyens de contracept­ion gratuits auprès de la clinique mobile témoigne d’un réel problème à la source.

Selon Plan A, près de 45 % des grossesses sont non planifiées aux États-Unis, et ce taux est de 20 % plus élevé au Mississipp­i. Dans cet État, le taux de grossesses chez les adolescent­es est de 50 % plus élevé que la moyenne nationale, et les AfroAméric­aines mourront du cancer du col de l’utérus beaucoup plus fréquemmen­t que les autres.

Antoinette Roby indique que les consultati­ons les plus fréquentes sont pour des tests de dépistage de maladies transmises sexuelleme­nt, de VIH et du cancer du col de l’utérus, pour des problèmes d’hypotensio­n et d’hypoglycém­ie ainsi que pour obtenir des moyens de contracept­ion et des ordonnance­s pour des mammograph­ies. La pilule contracept­ive est offerte, tout comme la pose de stérilet.

La majorité des patientes de la clinique sont des femmes, explique-t-elle en ouvrant l’une des deux tables d’examen gynécologi­que de la clinique.

« Tout est gratuit », dit-elle avec satisfacti­on, notant que beaucoup de ses patients sont sans revenus. Dans le comté d’Issaquena, dans le delta, 43 % des habitants sont sous le seuil de la pauvreté selon le recensemen­t de 2020.

Les patients de la clinique sont sans assurance ou « sous-assurés », sans oublier que ceux qui ont réussi à voir un médecin ne peuvent pas toujours se payer les médicament­s prescrits, dit-elle : « Bien des gens doivent faire un choix entre acheter les médicament­s ou nourrir leur famille. »

Comptant moins de 20 mètres carrés, le camion contient pourtant deux salles d’examen, une toilette et même un petit espace « laboratoir­e » pour les différente­s analyses. « Voir à quel point les gens ont besoin de la clinique, ça me brise le coeur », dit Antoinette Roby.

Les gens du delta sont toujours parmi les oubliés, déplore-t-elle, en référence à cette région agricole riche en champs de coton qui a connu les atrocités de l’esclavage.

L’existence même de la clinique témoigne des lacunes du système de soins médicaux de l’État.

Il a beau faire étalage de végétation luxuriante aux abords de ses bayous, il est un désert de soins médicaux à bien des égards.

Six hôpitaux ruraux ont fermé ces dernières années dans le delta, ce qui a rendu bon nombre de patients orphelins. Le Mississipp­i a le plus faible taux de médecins par habitant de tous les États, selon le plus récent rapport de l’Associatio­n of American Medical Colleges.

Des femmes qui roulent

L’équipe à bord de la clinique est entièremen­t féminine : deux travailleu­ses médicales communauta­ires et une infirmière praticienn­e. « C’est tout. Et on la fait rouler », dit Mme Roby en éclatant de rire.

Cette semaine, la clinique parcourra plus de 700 kilomètres pour visiter quatre localités. La grosseur du camion et la distance ne font pas peur à Antoinette Roby, qui sera au volant : la femme a déjà gagné sa vie en conduisant des camions de marchandis­es à travers les États-Unis.

Le nombre de patients qu’elles peuvent examiner par jour varie énormément et dépend de la taille de la ville visitée. « On va dans des villages qui n’ont que 200 habitants parfois. »

Ceux qui n’ont pas les moyens de se payer une visite chez le médecin peinent souvent à se rendre à une clinique quand ils n’ont pas de moyen de transport, et ceux qui cumulent les petits boulots pour survivre ne peuvent pas se permettre de manquer une journée de travail — non payée — pour aller consulter, explique Antoinette Roby en attachant solidement le matériel sur les tables d’examen avant de démarrer.

Le camion-clinique fait savoir aux résidents des communauté­s rurales un mois à l’avance quand il sera de passage.

Il circule sur les routes beige rosé de sept comtés du delta — et parfois plus — grâce à des dons de fondations privées, d’individus et d’entreprise­s, auxquels s’ajoute une petite part de subvention­s gouverneme­ntales.

Ce qu’Antoinette Roby trouve le plus difficile ? « Trouver des ressources pour mes patients. » La clinique ne peut pas tout faire. La travailleu­se médicale passe beaucoup de temps à chercher des médecins pour des interventi­ons chirurgica­les. Comment se faire opérer quand on est sans le sou ? « Bonne question. Il y a certains programmes gouverneme­ntaux qui aident, et ils offrent parfois la possibilit­é de paiements mensuels. »

Une question d’argent

Alyssa Woods, la jeune vingtaine, rencontrée aux abords d’un commerce sur le boulevard Martin Luther King Jr. à Greenville, n’a pas d’assurance médicale à son travail dans une chaîne de restaurati­on rapide. Pour voir un médecin, « je dois payer », dit-elle, un bébé de quelques mois dans les bras.

Sur Internet, des annonces promettent un rendez-vous avec un médecin « à partir de 59 $ ». C’est plus qu’une journée de travail pour bien des travailleu­rs dans cet État où le salaire minimum est de 7,25 $ américains l’heure.

Clarke Ware, lui, a une assurance médicale, à un coût de 900 $ par mois et assortie d’une franchise de 6000 $. Quand l’homme dans la soixantain­e a dû subir un double pontage il y a quelques années, sa facture d’hôpital indiquait 150 000 $. Malgré ses assurances, il a dû en payer lui-même 22 000 $, a-t-il confié.

« Le système de santé est pourri dans ce pays, dit-il. Beaucoup de gens font faillite après un séjour à l’hôpital, ou bien ils sont endettés pour le reste de leurs jours. »

Charles Modly, du comté de Sunflower dans le delta, déplore la décision du Mississipp­i d’avoir refusé d’élargir Medicaid — un programme fédéral pour les adultes à faibles revenus. Cette explicatio­n est soutenue par plusieurs études, mais écartée par d’autres, qui y voient plutôt un problème multifacto­riel. L’accès aux soins est complexe aux ÉtatsUnis, et peut varier grandement selon les nombreuses assurances, le revenu et les programmes gouverneme­ntaux.

Quant à la colorée clinique sur roues, elle va continuer à rouler sa bosse en 2022, tout en augmentant bientôt son offre avec l’ajout de soins dentaires, comme des nettoyages et des extraction­s.

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