La récupération politique
La menace bien réelle qui pèse aux États-Unis sur le droit des femmes à interrompre une grossesse si tel est leur choix procure au gouvernement libéral de Justin Trudeau l’occasion idéale de fourbir ses armes contre le Parti conservateur du Canada. Personne n’est dupe de cette joute politique, mais gare aux dérives : en s’engageant sur la voie de la législation sur l’accès à l’avortement, comme le premier ministre a affirmé y réfléchir, on pourrait fragiliser des acquis plutôt que de les protéger.
La fuite diffusée par le média américain Politico sur la possible annulation par la Cour suprême des ÉtatsUnis du jugement Roe v. Wade, qui garantit le droit à l’avortement, a créé une onde de choc dans le monde entier. Il force le Canada à vérifier, une fois de plus, si ses arrières sont solides. Il faut dire que, depuis l’arrêt Morgentaler prononcé en 1988 par notre Cour suprême sur la décriminalisation de l’avortement, des députés conservateurs antiavortement n’ont cessé de vouloir rogner les droits des femmes en matière de santé sexuelle et reproductive. On n’est jamais trop prudentes. Le gouvernement conservateur de Brian Mulroney a bien tenté, en 1991, de limiter l’accès à l’avortement à des femmes dont l’état de santé ne permettait pas de mener une grossesse, mais cet essai fut recalé aux portes du Sénat. Depuis, plusieurs projets de loi privés menés par des députés conservateurs ont été présentés sans toutefois franchir d’étape de réalisation viable. Chacun de ces soubresauts permet un enseignement précieux : oui, des détracteurs du libre choix des femmes veillent bel et bien en coulisses. Un dernier décompte effectué par notre correspondante parlementaire Marie Vastel permet de conclure que 48 des 119 députés conservateurs s’affichent antiavortement. Une des candidates à la chefferie conservatrice, Leslyn Lewis, est elle-même opposée à l’interruption volontaire de grossesse, mais ses chances de l’emporter sont pour ainsi dire nulles. La Coalition pour le droit à l’avortement au Canada calcule de son côté que 74 % de la députation conservatrice est opposée à l’avortement, et que des 159 députés du PLC, 5 seraient possiblement dans le camp des anti-choix.
Bref, on n’a pas tort d’imaginer qu’il existe bel et bien au Canada des aspirants gouvernants qui ne feraient qu’une bouchée du libre choix s’ils étaient aux commandes. Le Québec n’est pas en reste, comme l’a montré l’arrivée dans le débat d’un des candidats santé du Parti conservateur du Québec, le Dr Roy Eappen, ouvertement anti-choix. Toutefois, la présence de ces agents perturbateurs ne signifie pas nécessairement que 30 ans d’acquis peuvent voler en éclats. Ils invitent à la vigilance, certes, mais l’indication que donne Justin Trudeau de son penchant pour une législation encadrant l’avortement n’est pas tellement de meilleur augure, et ce, pour trois raisons principales : d’abord, parce que la santé est une compétence des provinces et qu’il faut se méfier des nombreuses tentatives récentes du gouvernement Trudeau d’envahir ce champ sacré ; ensuite parce que l’existence d’une loi ouvrirait la voie à des restrictions futures sous un gouvernement qui ne serait pas pro-choix, comme on l’a vu dans une déferlante d’États américains ; enfin, parce que l’arrêt Morgentaler est solide et que la jurisprudence canadienne n’envoie aucun signal d’affaiblissement du côté du libre choix des femmes.
Que Justin Trudeau souhaite examiner des manières de renforcer l’accès à l’avortement, qui est encore inégal à travers le Canada, soit. Son parti avait d’ailleurs, lors de la dernière campagne électorale, avancé quatre promesses soutenant cette intention, et rien ne l’empêche par exemple de veiller à ce qu’aucune « fausse » clinique de planification des naissances ne soit soutenue financièrement par des deniers publics, et qu’elles n’étendent pas leurs opérations de stigmatisation et de désinformation autour de l’interruption volontaire de grossesse.
Il a confié à deux de ses ministres clés le soin de regarder « rapidement » des manières de protéger le droit à l’avortement dans les provinces, notamment par le truchement de la Loi canadienne sur la santé. Cette loi impose déjà des pénalités aux provinces, comme le Nouveau-Brunswick, qui, parce qu’il refuse de financer les interruptions volontaires de grossesse en clinique privée, s’est vu imposer une retenue d’une portion de ses transferts en santé en 2021. La pénalité était de 140 000 $ sur un budget de… 10,2 milliards de dollars. Une chiquenaude.
Est-il utile de rappeler en outre qu’une très forte majorité des Canadiens (les trois quarts au moins, au gré des sondages) se disent pro-choix ? Les citoyens ne veulent pas rouvrir ce débat. Bien qu’il soit capital de veiller au grain et de protéger l’accès à l’avortement, la voie de la législation est une fausse bonne idée qui traîne une odeur nauséabonde de récupération politique.