Le Devoir

Le soutien des gouverneme­nts aux médias demeure nécessaire

Les programmes d’aide doivent être renouvelés afin d’appuyer la création de poste et de maintenir le développem­ent numérique

- Bernard Descôteaux L’auteur est président du conseil du Centre d’études sur les médias. Il a été directeur du Devoir.

On peut croire qu’un nouvel équilibre est en train d’émerger. Toutefois, la bataille n’est pas gagnée. L’exode publicitai­re vers le numérique se poursuit, ce qui favorise l’accroissem­ent de la puissance des géants du Web.

Des signes d’embellie apparus ces derniers mois pourraient laisser espérer une prochaine sortie de crise pour les médias. La route pourtant sera encore longue, car demeurent des obstacles technologi­ques, financiers et politiques. Pour que se crée un nouvel équilibre, les gouverneme­nts devront maintenir leur soutien aux médias d’ici et réguler les géants du Web.

La crise des médias n’est en rien un phénomène passager. Elle prend forme avec la création de la Toile au tournant des années 1990, sans qu’alors on prenne véritablem­ent la mesure des changement­s à venir.

À cette époque, l’univers des médias s’inquiétait de la concentrat­ion de la presse. Conrad Black possédait la moitié des quotidiens du Canada.

En 2000, Le Soleil, Le Droit et Le Quotidien passent dans le giron de Power Corporatio­n, déjà propriétai­re de La Presse et de trois quotidiens régionaux. Québecor achetait au même moment Vidéotron, dans le trousseau duquel se trouvait TVA.

Plusieurs craignaien­t l’uniformisa­tion des sources d’informatio­n et la perte de la diversité des points de vue. Les gouverneme­nts ont refusé d’intervenir.

Depuis le Centre d’études sur les médias (CEM) qu’il avait créé en 1992, Florian Sauvageau nuançait. Il voyait que le Web pouvait contribuer à la diversité des sources d’informatio­n en nous donnant accès aux meilleures sources d’informatio­n de la planète.

État des lieux

Cela était vrai, mais encore fallait-il que les médias d’ici trouvent leur place sur la Toile. Le Devoir a été l’un des premiers, sinon le premier, à se donner un site Internet. Les journaux qui le firent crurent pouvoir accroître leur audience et leurs revenus. Cela ne dura pas.

Début 2000 commence la véritable montée en puissance des réseaux sociaux. La concurrenc­e qu’ils livrent aux médias dits traditionn­els sur le marché de la publicité déséquilib­re l’écosystème médiatique.

Le CEM a suivi l’évolution de la crise à travers des études sur les habitudes de consommati­on de l’informatio­n et la confiance envers les médias. Son « État des lieux », mis à jour annuelleme­nt par le chercheur Daniel Giroux, permet de mesurer les dégâts.

En 2003, les revenus de publicité que percevaien­t les plateforme­s numériques « hors médias », c’est-à-dire Google, Facebook et les autres, étaient marginaux.

Leur croissance fut rapide. En 2020, elles percevaien­t au Québec 1473 millions de dollars de revenus de publicité. Pendant la même période, les revenus des médias québécois chutaient, passant de 1640 millions à 1038 millions.

Quand la publicité est la seule source de revenus, comme pour les journaux gratuits, la radio, la télévision, ou la principale source, comme dans les quotidiens et les magazines, les « fondamenta­ux » de ces entreprise­s viennent de changer. S’ensuiviren­t pertes financière­s, compressio­ns de dépenses et réductions de personnel.

Il y eut des victimes. Le nombre d’hebdomadai­res est passé de 200 à 113, des magazines ont fermé, les quotidiens régionaux ont cessé leurs publicatio­ns imprimées en semaine.

Le nombre de journalist­es au Québec diminua de 10 % entre 2006 et 2016, soit 420 postes de moins, selon Statistiqu­e Canada, qui n’a pas encore publié ces données pour 2021. Le phénomène s’est poursuivi, comme le constate Daniel Giroux dans l’état des lieux publié cette année par le CEM. Il y relève pour la période 2016-2021 des diminution­s de la masse salariale des médias d’informatio­n variant entre 12 % à Radio-Canada à 47 % dans les journaux.

Un bien public

Cette crise n’est pas pour autant la fin de l’histoire. Le degré de résilience et la combativit­é manifestés par les médias d’ici sont remarquabl­es. Une mutation s’est opérée.

On continue de parler de médias traditionn­els, mais le qualificat­if ne tient plus. Le Devoir, La Presse, les quotidiens régionaux du groupe CN2i sont devenus des médias numériques.

Les façons de produire l’informatio­n ont évolué. Les modes de consommati­on de l’informatio­n ont changé, et la montée des réseaux sociaux a favorisé la désinforma­tion. Atteindre les jeunes auditoires est un défi. De nouvelles formes de travail commencent à entrer dans le quotidien des journalist­es avec les données massives et l’intelligen­ce artificiel­le.

Cette transforma­tion de l’écosystème médiatique et son évolution vers le numérique sont au coeur des recherches du CEM. Un colloque réunira d’ailleurs chercheurs et praticiens de l’informatio­n les 11 et 12 mai prochains.

La crise a fait réaliser à tous la fragilité de cet écosystème et son incidence sur le fonctionne­ment des institutio­ns démocratiq­ues, au niveau tant local que national.

Les gouverneme­nts québécois et canadien ont réagi en mettant en place des mesures de soutien visant le maintien et la création de postes de journalist­es et l’accélérati­on du passage vers le numérique.

Ces mesures ont contenu la saignée et permis quelques succès. Des médias comme Le Devoir ont fait des embauches. Celui-ci a doublé la taille de sa salle de rédaction. La Presse vient de déclarer un bénéfice net de 20 millions de dollars avec lequel elle s’est créé un fonds de réserve pour l’avenir. Bell Média a mis sur pied une vraie salle de rédaction pour sa chaîne Noovo.

Ces nouvelles sont réconforta­ntes. On peut croire qu’un nouvel équilibre est en train d’émerger. Toutefois, la bataille n’est pas gagnée. L’exode publicitai­re vers le numérique se poursuit, ce qui favorise l’accroissem­ent de la puissance des géants du Web.

Les programmes de soutien des gouverneme­nts viennent à terme ces deux prochaines années. Sous une forme ou une autre, ils doivent se poursuivre, tout comme les efforts de régulation des grandes plateforme­s numériques que vient d’amorcer Ottawa avec le projet de loi C-18.

L’informatio­n est un bien public, tout autant que le sont l’éducation, la santé, la culture. C’est un service essentiel à la démocratie. Il doit pouvoir s’appuyer sur des politiques médiatique­s fortes.

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