Le Devoir

Vendre des NFT à un enfant

CRYPTO

- ALAIN MCKENNA

On comprend les parents qui hésitent à initier leurs enfants aux rouages de la Bourse : c’est complexe, et il existe de meilleures façons de parler de leurs (futures) finances personnell­es. Ces parents risquent de ne pas trop aimer l’émergence de nouvelles technologi­es hautement spéculativ­es, comme les NFT, qui ciblent ces jours-ci des internaute­s à peine sortis de leur poussette.

Même si on apprend que certains s’échangent pour des millions de dollars, les NFT — appelés jetons non fongibles chez nous — n’ont en tant que tels aucune valeur. Le terme, abréviatio­n anglaise de « non-fungible tokens », décrit un moyen entièremen­t numérique et inspiré des cryptomonn­aies d’établir l’identité du propriétai­re d’un bien lui aussi numérique. Grâce à cette technologi­e, une personne peut ainsi acquérir les droits exclusifs sur un fichier d’image JPEG, sur un accessoire virtuel dans un jeu vidéo, sur un clip YouTube produit par une personnali­té sportive ou artistique de son choix, etc.

Évidemment, ce n’est pas le NFT qui a de la valeur. C’est l’objet auquel il se rattache.

Cela n’empêche pas nécessaire­ment la reproducti­on par des tiers de cet objet numérique. Dans le « vrai monde », le portrait original de La Joconde se trouve bel et bien au musée du Louvre, mais on peut s’en procurer une reproducti­on imprimée ailleurs qu’au musée pour une poignée de dollars. On peut télécharge­r sa reproducti­on numérique tout à fait gratuiteme­nt à partir d’une recherche Google. La même chose vaut pour les objets numériques associés à des NFT.

Autre précision très importante à propos des NFT : ils ne protègent en aucun cas la valeur du bien numérique auquel ils correspond­ent.

Cet « entreprene­ur crypto » qui a acquis l’an dernier pour la coquette somme de 2,9 millions de dollars américains le premier tweet du cofondateu­r de Twitter, Jack Dorsey, l’a appris à ces dépens le mois dernier. Il espérait sans doute faire un coup d’argent en le soumettant aux enchères pour rien de moins que 48 millions. Il a dû tomber en bas de son compte Twitter quand la plus haute somme offerte a atteint… 280 $US.

On peut voir le tweet en question, « just setting up my twttr », partout sur Internet sans débourser un seul sou. Vous venez de le lire juste ici, sans frais.

Hé toi, le jeune !

C’est le jeu du chat et de la souris dans le secteur financier entre les législateu­rs et les promoteurs de ces nouvelles technologi­es, qui vont trop vite pour être dûment encadrées. Les NFT échappent donc à toute forme d’encadremen­t. Et l’effervesce­nce du moment fait que ces entreprene­urs qui se disent issus « du monde des cryptos » tirent dans toutes les directions. Les jeunes âgés de 13 ans ou moins sont leur nouvelle cible du jour.

On peut faire un parallèle entre les NFT et les cartes à collection­ner que s’échangent les mordus de sport profession­nel. Mais la formule souvent utilisée dans les NFT ressemble davantage à celle d’un jeu vidéo où l’argent n’a pas d’importance qu’à celle d’une boutique de jouets et d’articles pour collection­neurs.

Au début avril, une entreprise américaine appelée Zigazoo s’est officielle­ment lancée dans les NFT pour jeunes enfants. L’entreprise organise des concours sur les réseaux sociaux — sur Instagram et le forum en ligne Discord entre autres — puis remet à la personne gagnante une oeuvre numérique protégée par NFT.

Zigazoo vend aussi directemen­t des biens numériques en utilisant des NFT. Leur prix varie de 6 $US à 50 $US. Plus son jeune client paie cher, plus il risque de recevoir des biens numériques « rares », c’est-à-dire vendus en moins grand nombre à d’autres internaute­s également. Un des personnage­s sur lesquels mise la plateforme pour se faire connaître s’inspire d’un personnage numérique appelé Qai Qai, inspiré de la poupée de la fille de la joueuse de tennis américaine Serena Williams.

L’Internet de demain ?

Zigazoo a reçu des félicitati­ons d’organismes américains, qui disent que cette formule est assez sécuritair­e pour être utilisée par des enfants en bas âge. La jeune pousse a par ailleurs levé l’an dernier 4 millions de dollars en capitalris­que de la part d’investisse­urs qui comprennen­t justement

Serena Williams ainsi que l’animateur de télévision américain Jimmy Kimmel. Elle compte la NBA, Netflix et le studio d’émissions jeunesse Nickelodeo­n parmi ses partenaire­s. Tous ces gens disent avoir le bien des enfants à coeur.

Pour paraphrase­r ce que disaient les Cyniques dans les années 1960 : ce bien, ils finiront par l’avoir. Dans leur applicatio­n, les créateurs de Zigazoo expliquent que les enfants devraient s’intéresser tôt aux NFT, car ils incar

nent selon eux l’avenir d’Internet et que cet Internet sera tout en créativité et en technologi­es décentrali­sées.

Ce que l’applicatio­n ne dit pas ouvertemen­t, même si elle l’illustre avec brio, c’est que l’écrasante majorité des internaute­s de demain ne seront ni les créateurs ni les bénéficiai­res de ces technologi­es. Ce sont plutôt eux qui vont payer pour. Comme le bitcoin ces dernières années et comme les NFT en ce moment, cela profite surtout à ceux qui adoptent ces technologi­es en premier puis qui surfent sur l’effet de mode pour s’en tirer à bon compte.

Et en attendant qu’une autorité financière quelque part rattrape la technologi­e et avertisse les parents de bien surveiller ce que leur progénitur­e fait sur la Toile avec leur carte de crédit, c’est à eux d’expliquer à leurs enfants que tout ce qui brille n’est pas or.

Tout particuliè­rement sur l’Internet de demain.

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 ?? TED SHAFFREY ASSOCIATED PRESS ?? Comme le bitcoin ces dernières années et comme les NFT en ce moment, cela profite surtout à ceux qui adoptent ces technologi­es en premier.
TED SHAFFREY ASSOCIATED PRESS Comme le bitcoin ces dernières années et comme les NFT en ce moment, cela profite surtout à ceux qui adoptent ces technologi­es en premier.

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