Le Devoir

Irlande du Nord, le choc électoral

- FRANÇOIS BROUSSEAU François Brousseau est chroniqueu­r d’affaires internatio­nales à Ici Radio-Canada. francobrou­sso@hotmail.com

Pour la première fois, vendredi, les descendant­s politiques de l’Armée républicai­ne irlandaise (IRA), qui, pendant 30 ans, de 1968 à 1998, avait mené une guerre sanglante au pouvoir de Londres, ont gagné des élections. Le Sinn Féin, longtemps « aile politique de l’IRA », est arrivé en tête à la députation de l’Assemblée d’Irlande du Nord. Sa victoire est historique : des indépendan­tistes, partisans du retrait de la province du Royaume-Uni et de son rattacheme­nt à la République d’Irlande, nommeront un premier ministre — en l’occurrence, une première ministre. Et ce, dans un espace politique et géographiq­ue, le nord-est de l’île d’Irlande, dominé depuis toujours par les « unionistes » anglais, partisans du maintien du lien colonial avec le Royaume-Uni.

Ces unionistes viennent de perdre leur majorité relative, et le visage du pouvoir politique nord-irlandais en est bouleversé. Ce nouveau visage est souriant, jeune et féminin : la candidate du Sinn Féin au poste de chef du gouverneme­nt se nomme Michelle O’Neill, une blonde quadragéna­ire qui a pris la relève des ténébreux et parfois tragiques personnage­s que sont les leaders historique­s Gerry Adams et Martin McGuinness.

Ces vieux héritiers de la guerre avaient négocié, dans les années 1990, le passage difficile, incertain — et à vrai dire inabouti — à la coexistenc­e pacifique entre Irlandais catholique­s et Anglais protestant­s… Une « paix froide » que tout visiteur de Belfast peut constater en 2022.

Cependant, le pas symbolique est aujourd’hui franchi : 29 % pour le Sinn Féin, 21 % pour le Parti démocrate unioniste (DUP, formation principale des partisans du Royaume-Uni de confession protestant­e). Mais des réserves s’imposent et limitent d’emblée le caractère « révolution­naire » de ce vote.

D’abord, il s’agit bien d’une majorité relative, dans un système proportion­nel où une demi-douzaine de partis seront représenté­s à la prochaine assemblée de Belfast. Si on ajoute les votes de toutes les formations ouvertemen­t pro-Union et pro-Londres, on arrive à environ 40-41 %. Et si on colle au Sinn Féin les votes (plutôt pro-républicai­ns, pro-unificatio­n irlandaise) des socio-démocrates, des verts et d’une petite formation nationalis­te, on arrive également à 40-41 %.

Ce qui laisse un bloc d’une personne sur cinq en Irlande du Nord qui ne se définit plus par l’opposition entre protestant­s et catholique­s, ou entre « pro-Londres » et « pro-Dublin ».

Un parti comme l’Alliance (14 % des suffrages) exprime un agnosticis­me marqué sur la question identitair­e et religieuse, alors que près 20 % des Nord-Irlandais se déclarent maintenant « sans religion », et que les identités religieuse­s sont sujettes à caution dans un monde de plus en plus sécularisé.

(Ce qui ne veut absolument pas dire que la question nationale irlandaise ne se pose plus !)

Par ailleurs, cette élection a lieu à un moment où les institutio­ns politiques nord-irlandaise­s (issues de l’accord du Vendredi saint de 1998, qui mettait officielle­ment fin à « l’époque des Troubles ») sont bloquées.

Cette impasse renvoie à Londres, qui gouverne par décrets, le pouvoir de facto en Irlande du Nord — pouvoir que ledit accord était censé déléguer ! Donc l’élection de vendredi est davantage un sondage grandeur nature… que le choix d’un gouverneme­nt, avec un programme applicable.

Raison de ce blocage : l’accord du Vendredi saint imposait une coopératio­n obligatoir­e entre les deux camps, sous la forme d’une coalition imposée entre protestant­s et catholique­s — la « grande décision » sur le fond de la question étant toujours renvoyée aux calendes grecques.

Le chef de gouverneme­nt venait du parti arrivé premier (c’était toujours le DUP) et le vice-chef, du parti arrivé second (le Sinn Féin). Aujourd’hui, cet ordre est inversé : importante rupture symbolique, produite par un changement démographi­que défavorabl­e aux protestant­s et par la lente progressio­n de l’idée de l’unité irlandaise.

Mais aujourd’hui, le DUP ne veut plus jouer le jeu avec le Sinn Féin, et pas seulement parce qu’il a perdu et que le camp unioniste est désormais divisé en trois formations. Car le DUP est également en furie… contre Boris Johnson et le pouvoir de Londres !

Le Brexit est passé par là — Brexit contre lequel l’Irlande du Nord avait voté à 55 %. Le DUP comme parti avait soutenu le Brexit, mais il s’estime aujourd’hui trahi, abandonné par le gouverneme­nt de Boris Johnson. Et ce, à cause du fameux protocole selon lequel l’Ulster reste régi par les règles commercial­es de l’Union européenne — pour éviter l’imposition d’une frontière terrestre entre les deux Irlande, grande hantise qui ramène le spectre des « Troubles ».

Alors, la victoire du Sinn Féin : un pas de plus vers la réunificat­ion irlandaise et l’éclatement du Royaume-Uni ? C’est tout à fait possible, et c’est ce que croit Michelle O’Neill, à l’horizon 2030.

Les effets combinés du Brexit (qui frustre les pro-européens et tend à fragmenter le Royaume-Uni), de la sécularisa­tion (qui fait de la question irlandaise une question politique et non religieuse) et de la démographi­e (les protestant­s désormais moins nombreux que les catholique­s) ramènent inexorable­ment à l’avant-plan la question de l’unité irlandaise.

En ce sens, même si l’avancée du Sinn Féin à ces élections de mai 2022 s’avère relative, et qu’elle est plutôt le résultat de la division de ses adversaire­s, sa première place est un choc symbolique qui rebrasse les cartes. Une mauvaise nouvelle de plus pour Boris Johnson.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada