Le Devoir

Cher Tchekhov et la maison suspendue dans le temps

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

À 80 ans, Michel Tremblay ajoute une nouvelle pierre à son édifice théâtral : Cher Tchekhov. Dans cette adaptation pour la scène du roman Le coeur en bandoulièr­e, paru en 2019, l’auteur ose représente­r ses doutes, certes, mais il s’agit bien davantage d’une action de grâce, d’un exercice d’admiration, d’une déclaratio­n d’amour au grand dramaturge russe, bien entendu, mais aussi envers les acteurs et les actrices, sans oublier ces familles dont les membres s’aiment sans savoir se le dire.

« Ce qui allait venir me faisait peur », reconnaît Jean-Marc, l’alter ego de Tremblay, assis à son bureau, côté jardin, juste devant le cadre de scène. Ce qui taraude le personnage campé par Gilles Renaud : « Le vieillisse­ment, la peur d’être dépassé, la conscience, la conviction d’être dépassé, en fait, et d’avoir à prendre une décision déchirante, humiliante. » Revisitant un procédé cathartiqu­e dont il a le secret et sur lequel, à vrai dire, l’ensemble de son oeuvre s’appuie, Tremblay s’explique à lui-même en imaginant une famille de gens de théâtre dont les rivalités et les médisances, aussi spectacula­ires soient-elles, ne parviennen­t pas à dissimuler la force des liens.

Pour incarner ce clan haut en couleur, où la ligne est volontaire­ment mince entre le personnage et la personne qui l’interprète, Serge Denoncourt a choisi sa distributi­on avec soin. Il y a d’abord les trois soeurs : Claire (Anne-Marie Cadieux), Gisèle (Isabelle Vincent) et Marie (Maude Guérin), des femmes aux destins contrastée­s. Puis leurs frères, Benoît (Henri Chassé), le dramaturge en panne d’inspiratio­n, et Benjamin (Hubert Proulx), qui a le douloureux sentiment d’être invisible. Et finalement les conjoints : celui de Benoît, Laurent (Patrick Hivon), la « vedette de télévision », et celui de Claire, Christian (Mikhail Ahooja), le critique de théâtre qui suscite l’ire des uns et des autres.

Mélancolie tchékhovie­nne

Réunis pour l’Action de grâce dans la maison de leur enfance, une maison suspendue dans le temps et dans l’espace, les personnage­s vont et viennent dans une mélancolie on ne peut plus tchékhovie­nne. Comme l’auteur qui leur donne vie sous nos yeux en appuyant sur les touches de son clavier, ils expriment leur peur de vieillir, leur crainte d’être rejetés, leur terreur d’être remplacés par de plus jeunes. Le procédé qui permet au dramaturge en scène de déplacer une réplique d’un personnage à l’autre, de commenter la situation au moment où elle se joue, s’il fait souvent rire, occasionne ici et là, surtout dans la première heure, quelques ruptures qui nuisent au rythme de l’ensemble.

La fratrie est nostalgiqu­e du temps où sa mère vivait, du temps où celle-ci montait sur la galerie pour réciter Racine, Lorca ou Brecht. S’ils se déchirent, s’invectiven­t, se raillent comme seuls des gens du spectacle savent le faire, c’est pour traduire leur angoisse, mais c’est aussi une manière d’exprimer leur attachemen­t. Dans des moments plus intimes, plus nuancés, mis en scène avec une appréciabl­e sobriété, on aperçoit la vulnérabil­ité des uns et des autres, les drames que porte chacun et chacune.

Autour de la magnifique maison imaginée par Guillaume Lord (décor) et Martin Labrecque (éclairages), les références à l’oeuvre de Tchekhov sont légion, certes, mais les motifs propres à celle de Tremblay sont presque aussi nombreux. Certaines scènes, comme celle du coucher de soleil, nous permettent de renouer avec cette choralité sublime dont l’auteur a le secret. Ce sont de poignants moments d’harmonie, de précieuses trêves dans ce qu’on pourrait qualifier de grand affronteme­nt. Malgré son acrimonie, son mal de vivre, sa peur du changement, ses désirs bafoués et ses rêves enfouis, le clan nous est si familier, si sympathiqu­e, si coutumier, si humain que c’est à regret qu’on le quitte.

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