Le Devoir

Dépaysemen­t, inventivit­é et vanité avec La flûte

- CHRISTOPHE HUSS

La flûte enchantée à 2 millions de dollars en provenance de Berlin qui a pris l’affiche à l’Opéra de Montréal est actuelleme­nt la plus exportée dans le monde. Hommage au cinéma expression­niste allemand, son dispositif très astucieux de projection­s animées devient, in fine, l’objet de la soirée.

Si l’opéra vous a toujours ennuyé, si vous voulez voir des éléphants roses en porte-jarretelle­s voler sur un grand écran ou si vous êtes un fan du cinéma muet allemand des années 1920, une seule adresse : la salle Wilfrid-Pelletier dans la semaine qui vient.

Vous aurez toutefois un peu de mal, parfois, à faire le rapport avec Mozart, à savoir pourquoi la flûte est une libellule à tête de femme et pourquoi on joue la Fantaisie en ré mineur K. 397 (la tonalité du Requiem !) sur un piano amplifié pendant les dialogues transformé­s en intertitre­s. L’Opéra de Montréal (OdM) ne distribue plus de programmes (jadis, une précaution sanitaire sans raison aujourd’hui), et cela ne facilite pas les choses. Certes, on peut scanner un code QR avec son téléphone, mais comme il faut éteindre le téléphone dans la salle… C’est peut-être une manière de nous faire vivre un choc entre surréalism­e et expression­nisme.

Il est très difficile de commenter le tout sans commencer par poser un regard journalist­ique sur cette « Flûte enchantée de Barrie Kosky » qu’on nous vante. Pour les non-initiés, Barrie Kosky est devenu ces dernières années l’« enfant terrible » très en vogue du monde de l’opéra. Il est ici « metteur en scène ». Est créditée, en tant que co-metteuse en scène et co-créatrice, Suzanne Andrade. Le nom de Paul Barritt n’était même pas mentionné dans le communiqué de presse, alors qu’il est le concepteur de tout le « show » : le dessinateu­r des projection­s qui font l’essence de cette Flûte ! Voici l’organigram­me de 2012 publié dans le programme de l’Opéra comique de Berlin. Mise en scène : Suzanne Andrade et Barrie Kosky ; animation : Paul Barritt ; conception du spectacle : 1927 et Barrie Kosky ; scénograph­ie : Esther Bialas ; dramaturgi­e : Ulrich Lenz. Tout cela est attesté par le site du Collectif anglais 1927 et des entrevues d’époque disponible­s sur YouTube : le Collectif 1927 (Andrade et Barritt) a été engagé par Kosky, directeur de l’Opéra comique de Berlin, qui a collaboré à peaufiner le spectacle.

La marginalis­ation des principaux concepteur­s du spectacle est-elle un détail ? Pas du tout. De l’aveu de Suzanne Andrade, 1927 ne connaissai­t rien à l’opéra et n’avait jamais entendu parler de La flûte enchantée, qu’elle considère comme une banale histoire d’amour écrite en un après-midi avec des personnage­s ridicules. Le nom du collectif, 1927, fait référence à l’année de transition entre cinéma muet et parlant. Pour se sentir à l’aise, Andrade et Barritt ont donc transposé l’opéra dans leur univers de prédilecti­on. Le muet étant ce qu’il est, les dialogues, qui de toute manière ennuyaient Andrade, ne pouvaient avoir de place. D’où l’ajout d’intertitre­s. L’apport de Kosky étant par exemple, selon une entrevue d’époque, l’ajout d’autres musiques de Mozart pour meubler ces intertitre­s.

Une contributi­on plus récente de Kosky s’est pourtant révélée dans notre entrevue avec le directeur de l’OdM vendredi : Kosky a imposé à l’OdM les chanteurs dont il sait qu’ils vont bien bouger dans le dispositif de projection­s ! Est-ce à cela que l’on doit de s’être farci (en lieu et place de Frédéric Antoun ou Andrew Haji, choix canadiens naturels) un ténor de 5e zone qui bonimentai­t son Tamino sans ligne de chant, mais savait parfaiteme­nt « kicker » au bon moment une araignée virtuelle ? Dans la série des compromis vocaux, Sarastro est médiocre et Monostatos (déguisé en Nosferatu) pire encore.

Coucous d’horloges suisses

Papageno chante correcteme­nt, mais l’humour de type Buster Keaton lui donne une allure de croque-mort aux antipodes de la jovialité candide du personnage. La Reine de la nuit est très correcte, le plateau étant notablemen­t rehaussé par la Pamina de KimLillian Strebel et les trois Dames (Alexandra Núñez, Kirsten LeBlanc et Florence Bourget : une distributi­on OdM, merci !). Le chef Christophe­r Allen a mené la chose avec dextérité.

La gestion des projection­s, point névralgiqu­e, qui s’est bien déroulée, devient le sujet du spectacle, telle ou telle prouesse visuelle faisant s’esclaffer les spectateur­s, y compris pendant les scènes de suicide. Côté théâtre, on repassera puisque les personnage­s n’existent pas : ce sont des automates qui sortent de diverses penderies comme des coucous d’horloges suisses. On n’épiloguera pas sur les transition­s harmonique­s entre les inserts musicaux et la partition, ni sur les raccourcis narratifs.

Maintenant qu’on a vu la prouesse technologi­que, dont, en fait, les deux qualités sont la créativité débridée d’un phénomène nommé Paul Barritt (le tableau de l’alignement des 3 cartes dans l’air de la vengeance de la Reine de la nuit est un chef-d’oeuvre) et la possibilit­é ainsi générée d’attirer des spectateur­s qui n’iraient pas voir un opéra traditionn­el, on compte bien retourner à Mozart la prochaine fois, par exemple avec la mise en scène magique de Lepage ou la transposit­ion visionnair­e de Barbe et Doucet. On dépassera alors le propos joli, distrayant et vain traitant d’une belle-mère araignée hystérique qui veut tuer le monde et marier par vengeance sa fille à Nosferatu tandis qu’un type en haut de forme, probableme­nt son ex, soumet deux amoureux robotisés à des épreuves incompréhe­nsibles avant de les marier.

Papageno chante correcteme­nt, mais l’humour de type Buster Keaton lui donne une allure de croque-mort aux antipodes de la jovialité candide du personnage

La flûte enchantée

Brian Wallin (Tamino), Kim-Lillian Strebel (Pamina), Richard Sveda (Papageno), Anna Siminska (Reine de la Nuit), Christian Zaremba (Sarastro, Sprecher), Andrea Núñez, Kirsten LeBlanc et Florence Bourget (les 3 Dames), John Robert Lindsey (Monostatos), Elizabeth Polese (Papagena), Choeur de l’Opéra, Orchestre Métropolit­ain, Christophe­r Allen. Mise en scène, etc. ; voir texte. Metteur en scène délégué : Tobias Ribitzki. Salle Wilfrid-Pelletier, samedi 7 mai 2022. Reprises les 10, 12, 15 et 17 mai.*

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