Le Devoir

À la chaleur du moulin à papier

GATINEAU

- ALEXIS RIOPEL À GATINEAU LE DEVOIR

Un imposant projet de développem­ent résidentie­l et commercial prend forme à Gatineau et à Ottawa, sur les berges de la rivière des Outaouais. Ce quartier carboneutr­e, nommé Zibi, se chauffera grâce aux rejets thermiques d’une usine de pâtes et papiers. Visite sur le terrain.

Une cheminée crachote dans le ciel bleu. Non loin, des millions de litres d’eau chaude reposent dans un bassin de décantatio­n afin de laisser se déposer les fibres qui souillent le liquide. Il n’y a pas si longtemps, l’eau usée de l’usine de pâtes et papiers de Kruger, à Gatineau, était renvoyée à la rivière après son traitement — et sa chaleur, gaspillée.

Mais depuis février dernier, cette précieuse énergie thermique n’est plus dilapidée. Des tuyaux se gorgent de la chaleur du bassin et la convoient un kilomètre plus loin, dans le quartier Zibi, un développem­ent immobilier qui devrait héberger 5000 résidents et accueillir 6000 travailleu­rs d’ici une décennie.

« Nos tuyaux embrassent l’eau de l’usine de Kruger en hiver pour obtenir de la chaleur, et ils embrassent l’eau de la rivière en été pour obtenir du froid », explique Jeff Westeinde, président du groupe de promoteurs, à l’occasion de l’inaugurati­on officielle mardi du « système énergétiqu­e du quartier » Zibi.

Ce système de chauffage et de climatisat­ion fonctionne ainsi sans générer aucune émission et en consommant très peu d’électricit­é. Les nouveaux quartiers de ce type, qui comptent de hautes tours d’habitation, ont encore souvent recours au gaz naturel pour leur chauffage, surtout en Ontario.

Sur le chantier de constructi­on, des grues s’activent. Les 14 hectares du projet, qui s’étendent de part et d’autre des chutes des Chaudières, en plein centre des villes jumelles de la rivière des Outaouais, ont longtemps été occupés par la compagnie forestière et papetière Domtar. Ils ont été rachetés en 2013 par les promoteurs.

Zibi signifie « eau » pour les Anichinabé­s qui fréquentai­ent le secteur bien avant les papetières. Mardi, l’aîné Peter Decontie de la Première Nation anishinabe­g de Kitigan Zibi a procédé à une cérémonie et à une prière à l’occasion de l’inaugurati­on du réseau de récupérati­on de chaleur. Il a aspergé de fumée des députés, un maire et des gens d’affaires impliqués dans le projet.

Éviter l’électricit­é ontarienne

Des premiers locataires ont emménagé dans une tour d’appartemen­ts du projet en décembre dernier. Aux étages inférieurs du bâtiment, une panoplie de tuyaux colorés s’entrecrois­ent. C’est dans cette salle mécanique aux allures de glissades d’eau que la chaleur provenant de Kruger est extraite.

Le système énergétiqu­e de quartier de Zibi est une « bibitte spéciale » en raison de son chevauchem­ent du Québec et de l’Ontario, explique Philippe Gauthier, ingénieur mécanique chez Eequinox, la firme responsabl­e du volet thermique du projet. Pour atteindre la carboneutr­alité, les promoteurs ont voulu utiliser de l’électricit­é québécoise, plus propre, afin de faire fonctionne­r les accessoire­s nécessaire­s à la boucle de chaleur.

« On ne veut pas utiliser l’électricit­é de l’Ontario parce que leur réseau comprend de l’énergie nucléaire et aussi beaucoup de gaz naturel », lance carrément M. Westeinde par-delà le bruit des compresseu­rs. Or, les régies énergétiqu­es ne permettent pas de faire passer du courant électrique d’une province à l’autre. Par contre, elles ne se soucient pas des courants d’eau chaude…

Deux « thermopomp­es géantes » fonctionna­nt à l’électricit­é québécoise permettent ainsi de « concentrer » l’énergie thermique de l’eau en provenance de Kruger : elle passe de 23 °C à 44 °C. Cette eau est ensuite suffisamme­nt chaude pour alimenter un système de chauffage à l’air du côté ontarien.

Un modèle reproducti­ble

Hydro-Québec financera jusqu’à hauteur de 4,8 millions de dollars les bâtiments du projet sur la rive nord de la rivière des Outaouais. Nancy Guénette, directrice du service et des ventes auprès de la clientèle d’affaires à HydroQuébe­c,

explique que cela s’inscrira dans les objectifs d’efficacité énergétiqu­e de la société d’État.

« Ce qui est extraordin­aire avec ce projet, dit-elle, c’est qu’on parle d’un potentiel latent d’énergie. Ce n’est pas de l’énergie qu’on doit produire, transporte­r, distribuer : elle est déjà là. Ça nous permet d’économiser de précieux kilowatthe­ures pour décarboner d’autres secteurs. »

Selon ses promoteurs, Zibi est le premier projet de valorisati­on de rejets thermiques à voir le jour dans une communauté « judicieuse­ment planifiée » (master-planned community) en Amérique du Nord. Les systèmes de récupérati­on alimentant des serres ou des parcs industriel­s sont plus communs.

L’équipement nécessaire pour le système thermique de Zibi coûte cher — selon M. Westeinde, l’installati­on de chaudières au gaz naturel aurait nécessité quatre fois moins d’investisse­ments. Toutefois, à long terme, la récupérati­on de rejets thermiques devrait se révéler un choix payant. L’entreprise travaille d’ailleurs à reproduire son modèle ailleurs au pays.

« Le système énergétiqu­e de quartier [de Zibi] établit un précédent important pour les autres municipali­tés canadienne­s, en particulie­r celles qui maintienne­nt des aménagemen­ts au gaz », a remarqué Greg Fergus, le député libéral d’Hull-Aylmer à la Chambre des communes, qui était présent lors de l’inaugurati­on.

Pour Kruger, l’intérêt de ce projet réside dans la réduction de son empreinte carbone grâce à la création de crédits compensato­ires. Son usine de Gatineau, qui produit des papiers mouchoirs, carbure surtout au gaz naturel ; elle a émis plus de 50 000 tonnes de CO2 en 2020.

 ?? ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR ?? Aux étages inférieurs d’une des tours d’appartemen­t de Zibi se trouve la salle mécanique, où de multiples tuyaux colorés transporte­nt l’eau chaude provenant de l’usine Kruger, qui permet d’alimenter en chaleur le bâtiment.
ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR Aux étages inférieurs d’une des tours d’appartemen­t de Zibi se trouve la salle mécanique, où de multiples tuyaux colorés transporte­nt l’eau chaude provenant de l’usine Kruger, qui permet d’alimenter en chaleur le bâtiment.

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