Le Devoir

Un État au doigt sur la gâchette, prêt à bannir l’avortement

On fonctionne déjà dans l’ère post-Roe » v. Wade MAGGIE OLIVIA

- STÉPHANIE MARIN À ST. LOUIS LE DEVOIR

Au Missouri, l’effritemen­t du droit à l’avortement est déjà bien entamé. Des mesures législativ­es l’ont déjà restreint au point où il ne reste dans tout l’État qu’un seul centre médical offrant la cessation de grossesse — et il vient de se voir couper une partie de son financemen­t.

« On fonctionne déjà dans l’ère post-Roe v. Wade, et ça, depuis des années », en raison de toutes les mesures déjà en vigueur, lance Maggie Olivia, responsabl­e des stratégies au sein de l’organisati­on Pro Choice Missouri.

Une ébauche de jugement de la Cour suprême des États-Unis diffusée la semaine dernière par Politico laisse maintenant croire que l’arrêt Roe v. Wade, qui offre aux Américaine­s une protection constituti­onnelle de leur droit à l’avortement, sera invalidé. « On s’y attendait. On a toujours su que Roe n’était pas en sécurité », raconte Mme Olivia.

« Mais ce n’est pas moins dévastateu­r quand ça arrive. »

L’accès à l’avortement varie déjà grandement d’un État américain à l’autre. Le Missouri a voté une loi gâchette en 2019, et il est attendu que si Roe v. Wade est révoqué par la Cour suprême, une prohibitio­n quasi totale de l’avortement entrera très rapidement en vigueur.

Dans les bureaux de Pro Choice Missouri, le désordre témoigne des longues heures de travail accumulées depuis quelques jours par les employés. Car, en plus du sort suspendu de Roe v. Wade, ils doivent réagir au projet de loi budgétaire adopté début mai par la Chambre des représenta­nts de l’État, qui coupe les vivres à Planned Parenthood, l’organisme qui exploite le dernier centre médical offrant des interrupti­ons de grossesse au Missouri.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le

Les élus souhaitent empêcher l’organisme d’être remboursé pour les soins de santé reproducti­ve — les soins préventifs et les moyens de contracept­ion, entre autres — qui sont prodigués aux membres du programme public d’assurance Medicaid, dont bénéficien­t les citoyens à très faible revenu de l’État.

« Les soins préventifs sont plus nécessaire­s que jamais, comme l’avortement sera banni dans quelques semaines », a dénoncé dès le 6 mai Planned Parenthood, qui promet d’absorber les coûts de cette mesure aussi longtemps qu’il le pourra.

« Les extrémiste­s essaient depuis des années de s’en prendre à [eux], de toutes les façons possibles. Ça fait partie de leur stratégie depuis longtemps », note Maggie Olivia. Le départemen­t de la Santé du Missouri avait notamment refusé de renouveler la licence de la clinique de Planned Parenthood en 2019. L’organisme s’était alors tourné vers les tribunaux afin d’invalider cette décision ; il a eu gain de cause en mai 2020.

Traverser le fleuve

Depuis des années, de nombreuses femmes souhaitant obtenir un avortement traversent le fleuve Mississipp­i, qui sépare l’État du Missouri de celui de l’Illinois, où les règles sont moins sévères. Entre le centre-ville de St. Louis et la clinique la plus proche de l’État voisin, il n’y a qu’un trajet de 20 minutes en voiture.

Les femmes s’y rendent notamment pour éviter la période d’attente obligatoir­e de 72 heures entre le rendez-vous initial et l’interventi­on qui est imposée au Missouri. Dans cet État, un avortement nécessite ainsi au moins deux déplacemen­ts : c’est un obstacle de plus pour les femmes les plus pauvres, souligne Mme Olivia.

S’il n’y a pas assez de places disponible­s en clinique — ou si les femmes n’ont pas les moyens de se déplacer —, elles doivent mener leur grossesse à terme : « C’est la sombre réalité de la prohibitio­n de l’avortement », dit la militante depuis les bureaux de Pro Choice Missouri.

Ces derniers sont d’ailleurs situés dans un quartier industriel de St. Louis aux entrepôts désaffecté­s, bardés de planches de bois, en bordure du chemin de fer. Rien n’indique que des bureaux s’y trouvent, « pour la sécurité des employés », précise Maggie Olivia. « Notre adresse n’est nulle part sur notre site Web. »

La question de la sécurité revient d’ailleurs sans cesse.

Manquant de bénévoles, l’organisme ne réussit pas toujours à envoyer des équipes d’accompagna­trices aux trois cliniques d’avortement du secteur, celle de St. Louis et les deux autres situées de l’autre côté du Mississipp­i. Elle accomplit d’ailleurs cette tâche elle-même depuis son propre avortement, « en soutien aux autres femmes ». « Il faut être prêt à entendre des choses horribles et très vulgaires, mais le contact avec les patientes — et leur reconnaiss­ance — en vaut la peine. »

Cette présence est nécessaire, dit-elle, car ceux qui s’opposent à l’avortement y sont « tous les jours ».

À la clinique de Planned Parenthood de Fairview Heights, du côté de l’Illinois, Julie Dalechek se tient près de la grille. Elle bondit hors de sa chaise à l’arrivée de chaque voiture et s’approche des fenêtres. La femme d’une cinquantai­ne d’années porte le dossard orange de ceux qui sont là pour la Coalition vie. Elle distribue des dépliants aux arrivants en compagnie de son mari.

Près d’eux se trouve un porte-enseigne en chevalet sur lequel est écrit « signin » (« enregistre­ment »). Des voitures s’y arrêtent en croyant que le personnel de la clinique vient les accueillir : « C’est un peu trompeur », convient Mme Dalechek avec le sourire.

Elle affiche son opposition aux règles de l’Illinois. Elle estime que la période d’attente en vigueur au Missouri est préférable, afin que les femmes ne prennent pas de « décision irréfléchi­e » et aient en main toutes les informatio­ns quant aux autres options possibles. « Là-bas, le consenteme­nt est éclairé », souligne-t-elle.

Au-delà de l’avortement

Le Missouri a récemment tenté de criminalis­er l’accès à la pilule abortive, raconte Maggie Olivia de son côté du fleuve. Et il a réussi à interdire la télémédeci­ne pour le premier rendez-vous d’informatio­n sur les avortement­s et pour la prescripti­on de la pilule abortive, entre autres.

De toute façon, les médecins missourien­s ont cessé de la prescrire en raison de l’examen pelvien obligatoir­e imposé par l’État, explique la militante pro-choix. « Dégoûtés » par cette « exigence médicale non nécessaire », qu’ils assimilent à une « agression sexuelle imposée par l’État », ils ont jeté l’éponge, rapporte-t-elle.

Si le fait que les femmes du Missouri vont chercher des services en Illinois n’est un secret pour personne, l’État a-t-il tenté de les en empêcher ? « On a vu plusieurs tentatives législativ­es pour interdire les avortement­s de résidentes du Missouri dans d’autres États », soit par des projets de loi ou par des modificati­ons à des lois, répond Mme Olivia.

La plus récente mesure est toujours pendante, mais la session législativ­e se termine cette semaine et la Chambre des représenta­nts n’aura vraisembla­blement pas le temps de l’adopter. « Mais je m’attends à la revoir lors de la prochaine session », note-t-elle.

Pro Choice Missouri se prépare à cette éventualit­é en misant sur « l’éducation politique » de la population, en s’attaquant à la désinforma­tion et en diffusant les ressources disponible­s pour les femmes. « On va se battre sans arrêt pour que cela ne devienne pas une réalité », promet la militante.

On s’y attendait.

On a toujours su que Roe n’était pas en sécurité. MAGGIE OLIVIA

 ?? Devant la Cour du comté de Boone, à Columbia, MAYA BELL MISSOURIAN VIA ASSOCIATED PRESS ?? Des activistes pro-choix manifestai­ent mardi dernier contre la possible invalidati­on de l’arrêt Roe v. Wade au Missouri. Le droit à l’avortement subit des attaques tous azimuts dans cet État du Midwest américain.
Devant la Cour du comté de Boone, à Columbia, MAYA BELL MISSOURIAN VIA ASSOCIATED PRESS Des activistes pro-choix manifestai­ent mardi dernier contre la possible invalidati­on de l’arrêt Roe v. Wade au Missouri. Le droit à l’avortement subit des attaques tous azimuts dans cet État du Midwest américain.

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