Le Devoir

Le projet de loi sur la liberté universita­ire cible de tirs croisés

- MARCO FORTIER LE DEVOIR

Le projet de loi 32 sur la liberté universita­ire, qui vise à contrer la censure sur les campus universita­ires, frappe un mur à l’Assemblée nationale. Cette mesure phare du gouverneme­nt Legault fait l’objet de critiques des professeur­s, des étudiants, des recteurs et des partis de l’opposition, qui dénoncent une « menace contre l’autonomie des université­s ».

La Commission scientifiq­ue et technique indépendan­te sur la reconnaiss­ance de la liberté académique dans le milieu universita­ire, qui avait été présidée par Alexandre Cloutier, a d’ailleurs ajouté mardi sa voix à celles qui suggèrent une série d’amendement­s au texte législatif.

La ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, Danielle McCann, a indiqué être ouverte à amender le projet de loi tout en restant ferme sur la nécessité de pouvoir aborder tous les sujets dans un contexte universita­ire. « Je suis dans un mode d’ouverture et de collaborat­ion. S’il est nécessaire de bonifier ce projet de loi, nous allons le faire assurément, mais sur le principe, sur la protection de la liberté académique et la fin de l’autocensur­e, nous sommes catégoriqu­es : il n’y aura pas de compromis », a-t-elle déclaré lors de l’étude détaillée du texte.

Le gouverneme­nt Legault a déposé ce projet de loi à la suite d’une série de controvers­es récentes mettant en cause la liberté des professeur­s ou des étudiants de s’exprimer à l’université. La ministre McCann a fait valoir la nécessité d’agir pour empêcher des dérives comme l’affaire Lieutenant-Duval, cette chargée de cours de l’Université d’Ottawa qui avait été suspendue à l’automne 2020 pour avoir mentionné le mot en n dans un contexte académique.

Le projet de loi vise à permettre d’aborder tous les sujets et d’employer tous les mots — même ceux qui pourraient être jugés choquants — dans un contexte pédagogiqu­e. Les professeur­s ne pourront pas non plus être forcés de prévenir leurs étudiants lorsqu’ils abordent des concepts émotivemen­t chargés (comme les agressions sexuelles ou les génocides, par exemple).

Les étudiants auront aussi l’obligation de maintenir un climat de respect propice au dialogue et aux apprentiss­ages même s’ils sont heurtés par un concept évoqué en classe. Le projet de loi prévoit également la mise en place de conseils dans chaque établissem­ent pour accueillir les plaintes, mener les enquêtes et faire des recommanda­tions en cas de litige au sujet de la liberté universita­ire.

Je suis dans un mode d’ouverture et de collaborat­ion DANIELLE McCANN

Alexandre Cloutier et ses collègues ont proposé au gouverneme­nt de reprendre leur définition de la liberté universita­ire, pour y inclure notamment « la liberté d’exprimer son opinion sur l’établissem­ent ou le système au sein duquel travaille le bénéficiai­re de cette liberté [et] de ne pas être soumis à la censure institutio­nnelle ».

La commission Cloutier recommande aussi d’écrire noir sur blanc que les établissem­ents devraient « prendre fait et cause » pour les professeur­s ou les autres catégories de personnel qui font l’objet de poursuites à cause de leurs travaux.

Ces mesures seraient de nature à rassurer les syndicats et la Fédération québécoise des professeur­es et des professeur­s d’université (FQPPU), qui craignent d’être abandonnés par leur employeur en cas de litige au sujet de leur enseigneme­nt ou de leurs recherches. Cela s’est déjà vu dans le passé, a souligné le professeur Yves Gingras, membre de la commission Cloutier : une chercheuse de l’Université de Toronto avait été pour suivie par une entreprise pharmaceut­ique après avoir révélé les dangers d’un médicament ; l’établissem­ent n’avait pas défendu sa professeur­e.

Un autre volet du projet de loi a fait l’objet de critiques de tous les groupes entendus mardi en commission parlementa­ire. Ceux-ci ont déploré l’article 6 du projet, qui ouvre la porte à une interventi­on de la ministre pour forcer des établissem­ents à se conformer à sa vision de la liberté universita­ire. Cet article, juge-t-on, menace l’autonomie des université­s, à laquelle les recteurs tiennent jalousemen­t.

Avoir voix au chapitre

L’Union étudiante du Québec (UEQ) craint de son côté que l’accent mis sur la « liberté universita­ire » des enseignant­s réduise au

silence les étudiants face à des pratiques contestabl­es.

« Les politiques ne doivent pas servir à porter atteinte à la liberté d’expression de la population étudiante et à remettre en question son droit fondamenta­l de s’exprimer — de manière non diffamatoi­re, bien sûr — sur l’enseigneme­nt qu’elle reçoit. On veut être bien clairs ici : c’est impensable qu’on permette la création de systèmes dans les université­s qui sanctionne­raient les étudiants et les étudiantes exerçant leur droit constituti­onnel de s’exprimer, de protester ou de manifester », a fait valoir Alice LemieuxBou­rque, de l’UEQ.

Elle a dit souhaiter « que le corps enseignant se place un peu en position d’apprentiss­age, qu’il prenne les commentair­es et qu’il essaie de s’améliorer pour la suite. […] En arrivant dans une classe, une personne enseignant­e ne peut pas automatiqu­ement savoir tous les impacts de tout ce qu’elle peut dire ».

La ministre McCann a rappelé que le projet de loi prévoit un mécanisme qui permet aux étudiants de porter plainte contre des propos ou des comporteme­nts d’enseignant­s jugés inappropri­és. Les principes seront les mêmes pour tous les établissem­ents grâce à la loi, note-t-elle.

Les recteurs doivent comparaîtr­e ce mercredi devant la commission parlementa­ire qui mène l’étude détaillée du texte législatif. Ils ont déjà fait savoir qu’ils s’opposent au principe même de créer une loi encadrant la liberté universita­ire.

Les critiques sont telles que le gouverneme­nt devra apporter des changement­s majeurs au projet de loi, a lancé la députée libérale Hélène David, qui a été ministre de l’Enseigneme­nt supérieur dans le précédent gouverneme­nt. Québec doit mettre de l’eau dans son vin, sinon « on se dirige vers un échec, à moins de faire mourir [le projet de loi] au feuilleton », a-t-elle affirmé.

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