Le Devoir

Les mains liées par le droit sur l’avortement

Devant l’invalidati­on probable de Roe v. Wade, Justin Trudeau n’avait pas bien plus à offrir que des élans oratoires

- MARIE VASTEL CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA LE DEVOIR

Justin Trudeau et ses ministres y sont allés d’envolées successive­s pour défendre le droit à l’avortement au Canada, la semaine dernière, et en profiter au passage pour accuser les conservate­urs de ne pas en faire autant. Le revirement judiciaire qui se profile aux États-Unis offrait le parfait prétexte pour promettre d’en protéger l’accès à tout jamais. Et offre aux libéraux ce qui risque de se résumer en une querelle partisane avec leurs adversaire­s. Car au-delà de ses belles paroles, le gouverneme­nt Trudeau est limité quant aux gestes qu’il peut poser pour véritablem­ent améliorer l’accès à ce service médical.

La nouvelle du probable renverseme­nt de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême américaine venait à peine de tomber que le premier ministre Trudeau promettait, mercredi dernier, que son gouverneme­nt examinerai­t le « cadre légal » actuel et les façons de l’« améliorer » pour s’assurer que le droit à l’avortement est protégé « sous n’importe quel autre gouverneme­nt dans l’avenir ». Pressé de questions par les journalist­es, qui cherchaien­t à savoir s’il entendait légiférer sur la question, il avait répondu qu’il ne « l’écartait pas, mais [que] ce n’était pas la seule façon de le faire ».

Ses ministres ont depuis tempéré. La Charte canadienne des droits et libertés protège déjà le droit à l’avortement, a rappelé le ministre de la Justice, David Lametti. La Loi canadienne sur la santé en garantit l’accès, a noté son collègue à la Santé, Jean-Yves Duclos, en affirmant que le gouverneme­nt allait continuer « d’utiliser », mais aussi de « renforcer » les mécanismes permettant de s’assurer que les provinces l’offrent bel et bien.

Cette dernière avenue est probableme­nt la plus simple — et la seule — qui s’offre au gouverneme­nt.

Un accès avant tout provincial

Soit, Justin Trudeau pourrait théoriquem­ent décider d’amender la Charte pour y inscrire explicitem­ent le droit à l’avortement. « C’est la seule chose qui lierait tout futur gouverneme­nt », observe Daphne Gilbert, professeur­e de droit spécialisé­e en justice reproducti­ve à l’Université d’Ottawa. Mais aucun droit précis n’est ainsi énoncé dans la Charte, et les négociatio­ns pour apporter un tel changement seraient pour le moins compliquée­s.

Autre option extraordin­aire : faire un renvoi à la Cour suprême pour déterminer s’il serait inconstitu­tionnel d’en interdire l’accès. Ce serait cependant courir le risque, bien qu’improbable, que le tribunal ne statue pas en ce sens.

Justin Trudeau pourrait aussi y aller d’une loi promulguan­t le droit à l’avortement. Celle-ci pourrait toutefois être amendée par un gouverneme­nt subséquent ou bien contestée par un groupe d’intérêt ou une province voulant protéger son champ de compétence en santé. « Je ne suis pas certaine que les limites de la compétence fédérale permettent à un gouverneme­nt fédéral de légiférer sur un droit à l’avortement », confirme Margot Young, professeur­e de droit constituti­onnel à l’Université de la Colombie-Britanniqu­e.

Le gouverneme­nt Trudeau en est bien conscient. Et de toute façon, le droit à l’avortement est essentiell­ement enchâssé dans la Charte, disent les expertes consultées. Les libéraux semblent donc privilégie­r l’avenue de l’actuelle Loi canadienne sur la santé, qui permet de retrancher une part des transferts en santé aux provinces qui n’offriraien­t pas un accès suffisant à l’avortement. Mais ces sommes ont été dérisoires par le passé, puisque la pénalité financière n’est calculée qu’en fonction du prix des soins qui n’ont pas été prodigués. La formule utilisée ne figure toutefois pas dans la loi : le droit de la modifier semble ainsi laissé à la discrétion du gouverneme­nt fédéral.

La professeur­e Young estime cependant qu’en imposant aux provinces l’obligation d’offrir un meilleur accès à l’avortement sous menace de voir leur transfert diminué, le fédéral pourrait se faire reprocher d’abuser de son pouvoir de dépenser. « C’est une avenue possible légalement, mais délicate politiquem­ent. »

En attendant, les libéraux passent par le financemen­t d’organismes d’aide à l’accès à l’avortement, auxquels ils promettron­t mercredi une part des 45 millions de dollars prévus au budget 2021.

Car c’est sur ce plan — et sous l’égide des gouverneme­nts provinciau­x — que le droit à l’avortement pourrait réellement être amélioré. En multiplian­t les points d’accès, mais aussi en s’assurant que les étudiants en médecine familiale sont formés pour le pratiquer. (La professeur­e Gilbert constate que certains hésitent encore à le faire, de peur de mettre en cause leur réputation et leur sécurité.) Et en obligeant les médecins qui le refusent en évoquant leur droit de conscience à adresser leurs patientes à un collègue (ce que n’exigent pas l’Alberta et la Saskatchew­an).

Un simple outil partisan

Les libéraux auraient pu se contenter de rappeler que 48 des 119 députés conservate­urs s’opposent à l’avortement. D’autant plus que certains d’entre eux s’afficheron­t ouvertemen­t, comme chaque année, à la « Marche pour la vie » prévue sur la colline du Parlement, jeudi. Ou rappeler que 81 conservate­urs ont appuyé l’an dernier un projet de loi d’initiative parlementa­ire visant à interdire les avortement­s sexo-sélectifs.

Ou encore qu’au moins trois autres projets de loi privés et une motion visant à revoir le statut légal du foetus ont été présentés depuis 14 ans. Une propositio­n qui aurait érigé en infraction criminelle le fait de blesser ou tuer un enfant à naître en blessant sa mère avait même été adoptée en deuxième lecture, en 2008, avant d’être mise de côté par le gouverneme­nt de Stephen Harper à l’approche de l’élection.

Les ministres libéraux ont plutôt paradé tour à tour pour promettre de défendre le droit à l’avortement. Le gouverneme­nt s’est même servi de l’une des questions qu’il peut s’adresser à lui-même, aux Communes, pour permettre à Justin Trudeau d’accuser les députés conservate­urs québécois de rester « silencieux » face à leurs collègues pro-vie. « Honte aux conservate­urs québécois », a-t-il scandé. Certains d’entre eux s’étaient pourtant exprimés en point de presse et sur les réseaux sociaux.

L’offre de services médicaux relevant des provinces, et le droit et l’accès à l’avortement étant déjà protégés légalement, de tels élans oratoires étaient peut-être toutefois tout ce qui s’offrait à Justin Trudeau dans l’immédiat.

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