Le Devoir

Les démolisseu­rs de retour au domaine de l’Estérel

- France Vanlaethem Professeur­e émérite à l’École de design de l’UQAM, présidente de Docomomo Québec

Avec l’arrivée du beau temps, il n’y a pas que la nature qui se réveille. Lundi dernier, les engins de chantier ont amorcé la démolition du Centre commercial du Domainede-l’Estérel, l’un des derniers vestiges du luxueux et avant-gardiste ensemble de villégiatu­re aménagé par le baron Édouard Empain entre 1936 et 1938, au coeur de la forêt des Laurentide­s.

En novembre 2012, l’auberge voisine en bois rond passait au feu, alors qu’elle venait d’être vendue à un promoteur immobilier, avec le centre commercial et son vaste terrain riverain du lac Masson. Plus tôt dans l’année, l’ancien hôtel de la Pointe-Bleue, devenu un centre d’hébergemen­t pour personnes âgées, avait disparu sous le pic des démolisseu­rs. Par ailleurs, au début des années 1960, à la suite de la vente de l’immense propriété du baron belge à des investisse­urs québécois, le club sportif érigé en bordure du lac Dupuis avait été profondéme­nt transformé pour accueillir l’hôtel L’Estérel.

Certes, tout l’édifice ne peut être démoli, sa tête étant classée en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel. Plus haute et arrondie, celle-ci complète la partie basse en voie d’être rasée, formée d’un grand hall couvert d’une des premières voûtes de béton au Québec et qu’enserrait l’alignement des boutiques. En 2014, le ministre de la Culture ne jugea pas pertinent de conférer à ce corps de bâtiment le plus haut statut patrimonia­l au prétexte que ses bas-côtés avaient été reconstrui­ts à la suite d’un incendie. Par contre, deux des intérieurs du centre commercial sont protégés : la Blue Room, le grand restaurant dancing du dernier étage, et la cage d’escalier qui y mène, des espaces art déco assez uniques au Québec.

Plus de trente ans d’activisme citoyen n’ont pas réussi à assurer la sauvegarde du domaine de l’Estérel. En 1987, l’architecte Philippe Lupien redécouvra­it cet ensemble d’exception. Son article dans la revue Silo fut suivi de nombreuses initiative­s de mise en valeur menées par la société d’histoire locale et Docomomo Québec, associatio­n vouée à la documentat­ion et à la conservati­on du patrimoine moderne.

En 2007, de concert avec Action Patrimoine, elles introduisi­rent une demande de classement. Mais la situation fut profondéme­nt modifiée alors qu’à la veille des élections municipale­s de 2013, la Ville de Sainte-Marguerite-duLac-Masson, propriétai­re et occupante du centre commercial, décida de céder la propriété à HBO Constructi­on afin d’en faire un équipement récréatif et hôtelier, un projet qui ne vit jamais le jour. En 2021, le bâtiment inoccupé depuis fut racheté par Olymbec.

En démolissan­t l’arrière, le nouveau propriétai­re agit de plein droit, cette partie n’étant protégée que par l’aire de protection attachée à celle classée. Une telle dispositio­n légale vise à assurer que toute nouvelle constructi­on à l’intérieur de l’emprise contribue à la mise en valeur du bien patrimonia­l. Nous n’avons jamais compris pourquoi la totalité de l’immeuble ne fut pas protégée par le ministre.

Et nous ne sommes pas les seuls. La municipali­té de Sainte-Marguerite­du-Lac-Masson la cita en 2014, une mesure qui fut contestée en cours par HBO Constructi­on. Récemment, en concertati­on avec le milieu, Philippe Lupien a entrepris des démarches afin que le Centre commercial du Domaine-de-l’Estérel accueille l’Espace bleu des Laurentide­s. Souhaitons que la démolition en cours ne handicape pas ce projet des plus prometteur­s ni ne mette en péril la stabilité de l’éperon.

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