Le Devoir

Steven Guilbeault, militant ou ministre ?

Travailler à l’intérieur ou à l’extérieur du système ne mène pas aux mêmes résultats, mais chacune des positions se défend

- Nigel Martin et Robert Letendre Respective­ment ex-directeur général du Conseil canadien de la coopératio­n internatio­nale et ex-directeur de cabinet de la ministre responsabl­e de l’Agence canadienne de développem­ent internatio­nal

Récemment, la question de savoir si le ministre Steven Guilbeault approuvera­it le mégaprojet pétrolier extracôtie­r Bay du Nord a fait l’objet d’une attention toute spéciale. Le feu vert à ce projet semblait non seulement contredire les engagement­s à long terme du gouverneme­nt Trudeau en matière d’environnem­ent, mais il semblait également être en contradict­ion évidente avec la vision personnell­e de M. Guilbeault en tant que militant pour l’environnem­ent.

Lorsqu’une personne choisit consciemme­nt un parcours profession­nel qui, selon elle, l’aidera à contribuer d’une manière ou d’une autre à la transforma­tion sociale et à sa vision d’un monde meilleur, elle devra le plus souvent faire face au choix de la meilleure façon d’atteindre ses objectifs. Peut-on obtenir de meilleurs résultats en travaillan­t à l’intérieur du « système » existant ou faire mieux en demeurant à l’extérieur de ce même système ? Chaque choix a ses avantages et ses inconvénie­nts.

Le travail des militants

En choisissan­t de travailler en dehors du « système » en tant que militant ou membre d’une ONG, une personne y trouve plusieurs avantages. Le plus important est sans doute qu’elle n’a pas besoin de rechercher constammen­t des compromis complexes. Au sein d’une organisati­on à but non lucratif typique, tout le personnel ainsi que les membres du conseil d’administra­tion partagent effectivem­ent la même vision de la société, et tout débat sur les moyens de progresser vers cette vision est normalemen­t exempt de rancoeur. Souvent, le plus grand défi des membres est de s’assurer que les moyens sont cohérents avec les fins.

Il y a une sorte de pureté et de sens de la solidarité dans le processus. La plupart des énoncés de mission des organisati­ons à but non lucratif sont connus pour être irréalisab­les ; ils sont délibéréme­nt idéalistes ; ils brillent comme un phare toujours lointain rappelant à tous les défis à venir, mais la plupart sont enracinés dans le socle de la progressio­n antérieure. L’égalité pour les femmes, par exemple, n’est pas complète, et ne le sera peut-être jamais, mais des progrès énormes et mesurables ont été accomplis, et le phare prometteur brille toujours d’un vif éclat.

Pour le militant, il y a une joie indiscutab­le à être en tête de la parade en contribuan­t à articuler le meilleur du potentiel de l’humanité. Cela étant dit, cette option présente aussi des inconvénie­nts majeurs : les militants n’auront très probableme­nt jamais une sécurité d’emploi totale, ils ne bénéficier­ont pas de régime de retraite à toute épreuve, d’assurances blindées ou de pensions organisati­onnelles, ni de salaires de haut niveau.

Il existe également un risque de frustratio­n idéologiqu­e. Le jeune militant qui entreprend de « changer le monde » est vite placé devant la dure réalité : presque tous les progrès sociaux se font dans un lent processus évolutif. Pour quelquesun­s, leur idéalisme se transforme­ra en cynisme, un défaitisme qui découle d’un sentiment de désespoir face à des injustices systémique­s bien ancrées.

Mais, pour le militant confirmé, ces limites sont plus que compensées par la liberté intellectu­elle et d’action qu’il peut expériment­er. Heureuseme­nt, la plupart d’entre eux restent engagés, parfois en suivant une voie bénévole si leurs ambitions profession­nelles ne peuvent être satisfaite­s.

Au sein du système politique

Pour les idéalistes qui choisissen­t de travailler au sein du système politique, il existe une série d’avantages et d’inconvénie­nts apparemmen­t opposés. Une voie gouverneme­ntale offre généraleme­nt une bonne sécurité financière et d’emploi.

À bien des égards cependant, il y manque effectivem­ent un ensemble important de défis profession­nels. Dans la plupart des cas, on est plus proche de l’exercice du pouvoir. Contrairem­ent au militant de carrière, pour qui les décisions finales sur presque toutes les questions sociales se trouvent ailleurs, hors de sa portée, l’initié est proche ou fait partie des allées du pouvoir, des décisions importante­s sont prises quotidienn­ement, des décisions qui auront une incidence directe sur des milliers de vies.

Une réalité difficile, cependant, est qu’à l’intérieur du « système », en particulie­r un système gouverneme­ntal démocratiq­ue, les décisions doivent être compatible­s avec la politique réelle du jour. Les décisions publiques ne sont jamais des décisions personnell­es ; elles sont le résultat de la recherche d’un équilibre politique. Elles reflètent un système rigoureux de freins et de contrepoid­s qui rend anonyme l’apport de la plupart des contribute­urs. Elles sont l’expression de l’ensemble ; elles ne peuvent jamais être attribuées aux fonctionna­ires qui les ont soigneusem­ent élaborées.

De nombreux militants passent dans des organismes gouverneme­ntaux ou intergouve­rnementaux et, inversemen­t, de nombreux fonctionna­ires sont attirés dans le secteur non lucratif. Il s’agit d’une pratique courante dans les deux sens. Elle peut apporter un changement d’énergie précieux et sain, surtout si l’on est bien conscient des différente­s limites auxquelles on devra désormais se plier.

L’annonce faite par Steven Guilbeault n’implique en aucun cas qu’il a changé d’avis, il a simplement changé de travail, un travail dans lequel il doit maintenant accepter de faire partie d’un compromis. Il représente le progrès, pas la perfection.

 ?? SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE ?? Steven Guilbeault a été élu en 2018 sous la bannière du parti libéral du Canada, après avoir été directeur principal et porte-parole d’Équiterre, organisme qu’il a cofondé, de 2008 à 2018.
SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE Steven Guilbeault a été élu en 2018 sous la bannière du parti libéral du Canada, après avoir été directeur principal et porte-parole d’Équiterre, organisme qu’il a cofondé, de 2008 à 2018.

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