Le Devoir

Des ours chez Joe Beef

La forte personnali­té du restaurate­ur en a vite fait un personnage quasi légendaire

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU ET DAVE NOËL LE DEVOIR

Le Devoir poursuit sa remontée aux sources de l’Amérique française, en misant sur l’exploratio­n des journaux et des fonds d’archives québécois. Pour élargir nos horizons, nous passerons des confins septentrio­naux de l’Hudson aux rêves ensoleillé­s de la Floride, tout en remontant le fil d’une histoire en partage. Aujourd’hui, Joe Beef.

De la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre de 1914, une centaine de montreurs d’ours débarquent à Montréal. Ils viennent, pour la plupart, de l’Ariège, une région située à la frontière de la France et de l’Espagne. Avec leurs ours plus ou moins dressés, tous enchaînés, ils présentent aux curieux qui se pressent devant eux des numéros divers. Ces saltimbanq­ues itinérants amusent les passants, un peu partout en Amérique. Le port de Montréal est l’une de leurs portes d’entrée au Nouveau Monde.

Tout un monde populaire se fascine pour le spectacle d’animaux dominés et réduits en servitude par l’homme, au nom de sa toute-puissance. Les ours attirent tout particuliè­rement l’attention. Peut-être parce que l’ours, roi des animaux depuis la nuit des temps, bien longtemps avant que l’Église ne le remplace par le lion au Moyen Âge, constitue un symbole inégalé de puissance et de souveraine­té. Sa domination laisse à penser que ses qualités peuvent être transposée­s à l’homme.

Tous les peuples du Nord n’éprouvent pas pour rien une fascinatio­n pour cet animal. Cela se traduit dans les contes populaires, voire dans la mythologie, comme chez les Autochtone­s d’Amérique. Mais comment expliquer, à la fin du XIXe siècle, cet envoûtemen­t populaire, dans l’Amérique de forêts encore sauvages, pour des ours européens dressés ? Cela ne pourrait-il pas s’expliquer, du moins en partie, du fait que toute l’humanité laborieuse des villes, enchaînée de plus en plus à une dure vie de labeurs malgré sa puissance collective, se voit traitée elle aussi comme une bête ?

Entre 1874 et 1879, une grave crise économique secoue le Québec. Le monde ouvrier refuse de se laisser manger tout rond. L’abolition du travail des enfants de moins de dix ans compte au nombre de ses revendicat­ions. Une telle demande est jugée irrecevabl­e par l’union des patrons, qui pestent contre de pareilles revendicat­ions. Ils accusent les insoumis de vouloir assassiner la croissance économique en provoquant une pénurie de main-d’oeuvre, en faisant augmenter les coûts horaires, en brisant l’élan de belles affaires calculé au gré du tic-tac de leurs montres.

Des briseurs de grève

En ce dernier quart du XIXe siècle, le marché commercial de la « province of Quebec » est irrésistib­lement envahi par de plus en plus de produits manufactur­és américains. Les États-Unis, en pleine expansion industriel­le, s’approprien­t ce marché de proximité. La réaction des entreprise­s locales, à Montréal comme en région, consiste non pas à revoir les façons de faire, mais à baisser encore davantage les salaires.

Ces baisses, selon les corps de métier, peuvent atteindre de 25 % à 60 %. Comme de raison, des protestati­ons s’élèvent. Et des grèves éclatent.

En 1877, les cheminots de Montréal, à l’exemple de leurs homologues américains, sont de ceux qui se mettent en grève. Ils donnent l’assaut contre des trains qui sont conduits par des briseurs de grève. Montréal compte un peu moins de 100 000 habitants. Cette même année, en juillet, 2000 travailleu­rs du canal de Lachine et du port se mettent à leur tour en grève. L’entreprene­ur chargé des travaux de constructi­on du canal, Henry Mason, a décidé de ne plus offrir que deux shillings aux ouvriers, en majorité des immigrants irlandais. D’un coup de crayon, leur salaire se trouve diminué de 40 % ! Pas question d’ailleurs de les payer en argent sonnant. Ses ouvriers, Mason entend plutôt les rémunérer en bons de crédit qu’ils peuvent échanger, au magasin de sa compagnie, contre des marchandis­es. Autrement dit, l’employeur se paie deux fois plutôt qu’une sur le dos de cette maind’oeuvre exploitée, forcée de vivre dans des réduits misérables, où l’on s’entasse souvent à dix ou douze. Une résistance s’organise. Mais les patrons ne se gênent pas pour engager des briseurs de grève.

L’armée vient volontiers à la rescousse. Elle ne défend pas les ouvriers, mais leurs employeurs. En 1843, au grand chantier du canal de Lachine, là où des ouvriers mangent surtout de la misère, la cavalerie et la milice n’ont pas hésité à charger. Ces attaques frontales se soldent par des dizaines de blessés et cinq morts. En 1877, l’armée est de nouveau employée dans le port de Montréal. L’année suivante, les soldats de Sa Majesté tirent dans les rues de Québec pour disperser des ouvriers qui se révoltent contre leur exploitati­on lors de la constructi­on du parlement. Un ouvrier est tué. Plusieurs sont blessés. En 1880, on envoie encore l’armée, cette fois pour écraser d’autres ouvriers en grève, ceux de la Montreal Cotton, une grande filature. Un ouvrier est tué. La liste de ces interventi­ons pourrait s’allonger.

Décembre 1877,

Joe Beef distribue de quoi manger, soupe et pain, aux débardeurs en grève. À chaque conflit important, il est du côté des gagne-petit.

Un jovial Irlandais

Les grévistes du port, ceux de la filature Hudon et beaucoup d’autres malheureux de Montréal peuvent au moins compter sur un tavernier qui devient un immense symbole populaire : Joe Beef. À ses frais, ce jovial frisé distribue de quoi manger aux ouvriers comme aux éclopés. La forte personnali­té de cet homme en fait vite un personnage quasi légendaire. Coloré, satirique, bien portant, la mâchoire toujours prête à s’agiter pour parler, Charles McKiernan, dit Joe Beef, est né en 1835 en Irlande. Il a fréquenté une école d’artillerie en Angleterre avant de se retrouver en guerre avec son unité en Crimée, au milieu des années 1850. Les Britanniqu­es et des volontaire­s coloniaux, alliés à la France et à l’Empire ottoman, y affrontent dans des heurts terribles les Russes en Ukraine.

Venu en Amérique avec son régiment, Charles McKiernan obtient d’être démobilisé. Il va fonder avec ses enfants et son épouse, Margaret McRae, la mythique taverne irlando-montréalai­se Joe Beef, d’abord située rue SaintClaud­e, à Montréal, non loin du marché Bonsecours. Veuf de Margaret, il épouse sa soeur et continue ses activés de plus belle. Sa taverne est un lieu de rencontre pour les ouvriers des fabriques des environs, les matelots, les débardeurs, les voyageurs, les sans-le-sou. Elle représente aussi un lieu d’entraide pour les plus démunis. En 1875, la taverne de Joe Beef déménage à la suite de l’élargissem­ent de la rue Saint-Claude, mais aussi en raison de sa popularité : il faut plus d’espace. Elle s’établit à l’angle des rues des Commissair­es, aujourd’hui rue de la Commune, et de Callière. L’établissem­ent accueille chaque jour quelques centaines de personnes. Il faut 200 livres de boeuf et 300 livres de pain chaque jour pour rassasier sa clientèle.

En décembre 1877, Joe Beef distribue de quoi manger, soupe et pain, aux débardeurs en grève. À chaque conflit important, il est du côté des gagne-petit. D’une grande générosité, non seulement il offre le couvert aux plus démunis, mais il réalise aussi des collectes d’argent pour des hôpitaux montréalai­s. La taverne de Charles McKiernan est connue pour offrir son aide à tous. La parole de McKiernan, recueillie par le journal La Patrie, révèle son caractère véritable. « Je ne refuse jamais un repas à un pauvre », dit-il. Le même journal le cite encore : « N’importe qui, qu’il soit anglais, français, irlandais, nègre, sauvage, qu’il appartienn­e à n’importe quelle religion est sûr d’avoir un repas gratis chez moi, s’il n’a pas les moyens de le payer. » Seul l’alcool, qui coule à profusion dans cet établissem­ent, n’y sera jamais gratuit.

Plus encore qu’un simple lieu où l’on peut se ravitaille­r, dormir et s’amuser, l’établissem­ent Joe Beef constitue un véritable pôle pour tout un monde populaire. Au sous-sol, la taverne possède une ménagerie. Il se trouve là, notamment, des singes et surtout des ours, une attraction singulière pour sa clientèle. Cette attraction est de nature à attirer une clientèle populaire. Les ours rappellent-ils aux visiteurs que ce pays n’est pas sorti du bois ?

Le 15 janvier 1889, Joe Beef succombe à une crise cardiaque. Il a 54 ans. Des milliers de personnes se rassemblen­t autour de sa dépouille. Les militants de plus de cinquante syndicats sont représenté­s à ses funéraille­s. Un long cortège accompagne son cercueil, en un dernier hommage. Le journal La Minerve affirme qu’il s’agit des funéraille­s les plus importante­s jamais vues à Montréal depuis celles de D’Arcy McGee, personnage majeur de la vie politique locale, assassiné à coup de revolver à Ottawa pour avoir été considéré comme un traître à la cause irlandaise.

 ?? GRAVURE DE JOHN HENRY WALKER ?? Joe Beef tombe au milieu de sa fosse aux ours, le 15 juin 1879.
GRAVURE DE JOHN HENRY WALKER Joe Beef tombe au milieu de sa fosse aux ours, le 15 juin 1879.

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