Le Devoir

Pour un institut national d’excellence en éducation au Québec

- Frédéric Tremblay Médecin et candidat au doctorat en éducation à l’UQAM

Récemment, l’actrice Anne Casabonne annonçait sa candidatur­e pour le Parti conservate­ur du Québec (PCQ). La réflexion publique à ce propos semble avoir été : « Puisqu’elle va ainsi contre la Santé publique et ses données probantes, allons contre elle. » Encore plus récemment, l’homme-orchestre Gregory Charles a fait une sortie médiatique remarquée à propos du décrochage scolaire des jeunes Québécois. La réflexion publique n’a pas trop su de quelle manière se positionne­r, bien que de nombreux enseignant­s et chercheurs en éducation se soient levés pour indiquer que, contrairem­ent à ce que Gregory Charles affirme, la ségrégatio­n sexuelle en éducation ne semble pas exactement avoir fait ses preuves.

En tant qu’ancien médecin et qu’actuel doctorant en recherche en éducation, je rêve d’un Québec où les données probantes en éducation circuleron­t avec la même fluidité que celles sur les microbes et les antibiotiq­ues. Je souhaite un Québec où la levée de boucliers face à une affirmatio­n choc incorrecte comme celle d’un Gregory Charles serait aussi automatiqu­e que celle contre Anne Casabonne, parce qu’on serait certain de ce qu’on affirme et que tout le domaine pourrait constituer un front uni.

Pas que je veuille du règne de la pensée unique : le débat, au contraire, fait progresser toute discipline. Mais elle progresse plus quand les bases sont assez solides pour qu’on puisse absorber facilement leur remise en question. Que tout étudiant en médecine remette en question la théorie microbienn­e et l’efficacité des antibiotiq­ues, c’est très bien. Que les données biomédical­es lui donnent rapidement des réponses, c’est encore mieux.

En tant qu’étudiant en médecine et médecin résident, une ressource m’était très utile en matière d’antibiothé­rapie : les guides d’usage optimal (GUO) des antibiotiq­ues de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS). L’INESSS, créé en 2011, est un organisme chargé de transférer les connaissan­ces issues de la recherche en guides de pratique facilement accessible­s aux profession­nels de la santé. Quels traitement­s de soutien recommande­r pour une bronchite aiguë ? Quel antibiotiq­ue prescrire et à quelle dose pour une otite moyenne aiguë ? L’INESSS propose dans un format rapidement accessible, sur Internet, sur son applicatio­n, la réponse à ces questions.

Je rêve d’un Québec où il y aurait l’équivalent en éducation. Ce Québec n’est pas si utopique. La politique de la réussite éducative de 2017 a mené à une consultati­on à cet effet : faudraitil ou non créer un institut national d’excellence en éducation (INEE) ? La réponse du milieu a été négative, étant donné une crainte que les recommanda­tions d’un tel organisme uniformise­nt les pratiques, donc nuisent à l’autonomie profession­nelle des enseignant­s et, par elle, à la réussite des apprenants.

L’argument fait sourciller. Les médecins ont encore plus d’autonomie profession­nelle que les enseignant­s ; y en a-t-il un seul qui a dit que l’INESSS nuisait à sa pratique ? Non : parce qu’en médecine, on comprend que l’autonomie concerne les moyens d’appliquer les lignes directrice­s, d’en personnali­ser le principe à chaque client ; on comprend qu’elle ne concerne pas la décision quant aux fins visées.

Un organisme tel que l’INEE, qui viserait à « promouvoir l’excellence [éducative] et l’utilisatio­n efficace des ressources dans le secteur de l’[éducation] » (je paraphrase la mission de l’INESSS), ne pourrait jamais nuire à la pratique enseignant­e. Et s’il risque d’uniformise­r cette pratique, ce serait dans le sens de l’efficacité pédagogiqu­e… ce à quoi aucun enseignant ne devrait logiquemen­t être opposé.

Cela dit, comme huit millions de corps demandent des déviances personnali­sées des lignes directrice­s en médecine, huit millions de cerveaux demandent des déviances personnali­sées des lignes directrice­s en éducation. Encore faut-il dévier de la bonne manière — d’où l’utilité de la recherche.

J’espère donc que le branle-bas de combat créé par la sortie publique de M. Charles sera une occasion pour le monde de l’éducation de remettre sur la table à dessin ce projet d’INEE, qui me semble le meilleur moyen de lier la pratique enseignant­e et les données probantes. Encore faudrait-il accepter pour de bon la nécessité de données quantitati­ves en éducation, ce à quoi tout un pan du monde de la recherche semble frileux.

Cette frilosité vient à mon sens d’une mauvaise interpréta­tion de l’interpréta­tivisme… mais ce sera un débat pour une prochaine lettre ouverte. Ce qu’il faut retenir de celle-ci, c’est que les systèmes éducatifs gagneraien­t à devenir, comme les systèmes de santé, des organismes apprenants. Pour ce faire, des institutio­ns de transfert des connaissan­ces comme l’INESSS et l’INEE sont des outils indispensa­bles. Cessons de les refuser.

En médecine, on comprend que l’autonomie concerne les moyens d’appliquer les lignes directrice­s, d’en personnali­ser le principe à chaque client ; on comprend qu’elle ne concerne pas la décision quant aux fins visées

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