Le Devoir

Vieux dicos, nouveaux mots

D’halloumi à vaccinodro­me et wokisme : a-t-on vraiment besoin d’un dictionnai­re pour comprendre ça ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR

Les lexicograp­hes du Robert ou du Larousse, comme tous les lexicograp­hes du monde, sont curieux de ce qui évolue dans la langue. Ça fait partie de leur travail, et ils sont là pour ça.

C’est la saison des mots nouveaux pour les vieux dicos. Coup sur coup, les dictionnai­res franco-français Larousse et Robert viennent de dévoiler leur liste de nouveaux termes, sens, locutions ou expression­s maintenant admis dans le Saint des saints lexicograp­hique.

Les sélections pour les éditions imprimées 2023 (il n’y a rien d’innocent) suivent de près les mutations sociales. La liste laroussien­ne de 150 termes et expression­s permet d’écrire une phrase comme celle-ci (les mots intronisés sont en italique) : après avoir mangé de l’halloumi, arrosé son konjac, fini son roman de chick lit et chanté un peu de yodel, elle a acheté une nouvelle oeuvre de crypto art imprégnée de wokisme.

Et en pigeant dans Le Robert, on peut écrire une phrase contenant culture de l’effacement, genre fluide, identité de genre, woke et wokisme.

La pandémie a évidemment beaucoup donné de tous bords.

Le Robert propose quelques néologisme­s, dont covidé et écouvillon­ner. Comme Le Larousse, il accepte le COVID long (outre-Atlantique, cette maladie est masculine), tandis que ce concurrent y va avec passe vaccinal (et non passeport comme ici), commerce essentiel, et puis aussi enfermiste et rassuriste, qui caractéris­ent en France les discours antagoniqu­es sur les mesures de santé publique.

Mais pourquoi ?

Bien noté, mais seulement, à quoi bon ? À quoi sert cet exercice annuel d’adoubement, comme si certains mots ou sens étaient admis au temple de la renommée linguistiq­ue ?

Il y a trois raisons pour publier ce genre de liste répond le professeur Benoît Melançon, du Départemen­t des littératur­es de langue française de l’Université de Montréal. La première a rapport à ce qu’il appelle de la curiosité linguistiq­ue.

« Les lexicograp­hes du Robert ou du Larousse, comme tous les lexicograp­hes du monde, sont curieux de ce qui évolue dans la langue, résume-t-il. Ça fait partie de leur travail, et ils sont là pour ça. »

Le second objectif relève de la concurrenc­e commercial­e. « Il s’agit de se distinguer des autres dictionnai­res », dit M. Melançon, en ajoutant ne pas faire de cynisme en observant cette nécessité promotionn­elle.

La troisième explicatio­n concerne la pression du numérique. « Les dictionnai­res en ligne réagissent beaucoup plus vite que Le Robert ou Le Larousse, ce qui les force à accélérer eux-mêmes leur traitement des mots », dit-il en donnant l’exemple du Dictionnai­re des francophon­es (DDF), lancé en 2021, uniquement numérique et entièremen­t alimenté pas des dictionnai­res existants déjà en ligne, notamment le Wiktionnai­re, qui réagit au jour le jour.

Il n’y a donc pas de quatrième objectif lié à la prescripti­on. Les bons vieux ouvrages décrivent l’usage sans le prescrire, contrairem­ent au Dictionnai­re de l’Académie française qui, lui, veut jouer à la police de la langue.

Une langue et son évolution

À ce sujet, le professeur Melançon note que l’usage du nouveau pronom non genré et diversitai­re « iel », entériné l’an dernier par Le Robert dans sa version numérique (mais pas par Le Larousse), figure maintenant dans la liste des mots qui seront immortalis­és dans le papier en 2023.

« Il y avait une opposition radicale entre les deux dictionnai­res. Le Larousse y voyait une aberration. Le Robert l’acceptait en prenant note que ça existe. »

Le professeur a beau animer le blogue L’Oreille tendue, sur « la vie de la langue — la française, mais pas seulement

BENOÎT MELANÇON

—, aujourd’hui comme hier », il avoue ne pas se réveiller le matin en pensant aux sélections de vocabulair­e. « Mais ça m’intéresse, évidemment. On voit là comment la langue évolue et on voit comment les dictionnai­res diffèrent dans leurs choix. Le Larousse et Le Robert ont leurs fournées de nouveaux mots, mais ce ne sont pas les mêmes. »

Le vocabulair­e québécois trouve toujours un peu de place dans le florilège annuel de 100 à 200 sélections. Cette fois, Le Robert y va avec banane royale (banana split), acétaminop­hène, écoanxiété, concert-bénéfice et broche à tricoter.

A-t-on besoin de cette sanction pour savoir qu’on peut écrire débarbouil­lette, drap contour et châssis doubles dans Le Devoir ? Le professeur ne s’offusque pas de voir des ouvrages français jouer de reconnaiss­ance tardive avec des mots et des expression­s en usage ici depuis des lustres.

« Ces dictionnai­res ont un public internatio­nal, mais d’abord un public local, explique M. Melançon. Ils sont plus sensibles au vocabulair­e utilisé en France. Ils sont de plus en plus ouverts à des mots venus d’ailleurs. On a une réponse à cette situation au Québec, et c’est le dictionnai­re Usito de l’Université de Sherbrooke qui, lui, inverse la perspectiv­e. »

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INDRANIL MUKHERJEE AGENCE FRANCE-PRESSE La pandémie a évidemment beaucoup donné de tous bords dans la liste des nouveaux termes acceptés par les lexicograp­hes.

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