Le Devoir

Les miroirs de Michel Tremblay

- ODILE TREMBLAY

La semaine dernière, à la première au TNM de la nouvelle création de Michel Tremblay, Cher Tchekhov, une irruption dans la salle aura causé quelques remous. Un groupe de jeunes comédiens étaient venus lire un manifeste avant la représenta­tion, invités à monter sur les planches par le metteur en scène, Serge Denoncourt, qui les avait vus piqueter dehors. Ces voix appelaient soudain à un théâtre libre, en montrant du doigt le TNM, à leurs yeux moribond, destiné aux riches et dépassé : « Nous affirmons que le théâtre doit se libérer du conformism­e corporatis­te, de l’influence des partenaire­s commerciau­x, de la tutelle des groupes d’intérêt », lançaient-ils en appelant à un art politique, populaire et révolution­naire. Coup bas dans les parties fines. Ce théâtre en avait arraché comme les autres sous le règne de la COVID-19.

Mais, c’est bien pour dire, plus tard, au long de la pièce Cher Tchekhov, hommage au maître russe doublé d’une oeuvre sur les affres créatives de Michel Tremblay, je me suis demandé si ces trublions étaient de mèche avec le gars des vues. Clin d’oeil d’autodérisi­on en partie venu du TNM ? Eh non ! Un vent de contestati­on s’était bel et bien invité au théâtre devant la faune scintillan­te d’une première, en exhortatio­n à tout changer. Ce qui est toujours bon signe.

Reste que leurs mots semblaient faire écho aux doutes exprimés par l’auteur des Belles-soeurs tout au long de Cher Tchekhov. Le dramaturge s’y interroge sur la pertinence d’un écrivain consacré face à la montée des millénaria­ux qui abordent l’art sous d’autres codes que leurs aînés, parfois de brillante façon. Des décalages génération­nels déclinés en thèmes lancinants, aigus, hautement personnels. Au fait, l’opus de Tremblay n’est pas dépassé du tout. Malgré des longueurs au début et certains personnage­s trop esquissés ou vite délaissés, l’ensemble est complexe, touchant, drôle, actuel et tchékhovie­n de fond en comble.

L’expérience venue de l’âge constitue un creuset précieux. Celle de Tremblay plonge ses racines dans la Grande Noirceur. Il a si longtemps réenchanté son enfance sur la rue Fabre. Comme le Plateau-Mont-Royal a changé depuis lors ! Mais les porteurs de mémoire demeurent des phares dans de nouvelles nuits menaçant nos temps de ruptures. La pièce pose des questions fort pertinente­s aux artistes déjà établis avant la révolution numérique et les nouvelles mutations sociales : faut-il demeurer fidèle à sa manière d’antan, singer les plus jeunes pour rester dans le coup ou fermer la lumière après un dernier tour de piste éploré ?

En retrait dans sa bulle, Gilles Renaud en Jean-Marc, alter ego de Michel Tremblay, écrit des scènes, qui sont jouées, les biffe, les fait reprendre par les comédiens. Par sa voix, les angoisses, les traits d’humour, les ratures de l’enfantemen­t littéraire et des parallèles entre hier et aujourd’hui se tissent. Par elle aussi, la sensibilit­é de l’homme de théâtre devient frémissant­e. Son rapport douloureux aux critiques s’expose à vif. Ceux-ci ont pourtant quelques mérites. D’ailleurs, il leur arrive, comme aux écrivains, d’éprouver des doutes et des regrets. Tremblay le sent, l’esquive.

Dans Cher Tchekhov, les membres d’une famille vouée au théâtre évoluent à l’ombre de leur soeur vedette (Anne-Marie Cadieux) qui vient imposer dans la maison d’enfance sa nouvelle conquête, un jeune critique à la dent dure. Celui-ci avait écorché une pièce de l’aîné du clan (Henri Chassé), dramaturge retourné au silence en pansant ses blessures. Chaque membre de la fratrie personnifi­e la voie qu’il a empruntée après la gloire, les traumatism­es ou les échecs. Une figure allégoriqu­e adopte la modernité, une autre se cramponne à sa vision d’hier, un frère gratte ses rancoeurs, une soeur cultive une passion impossible. Des silences parlent, mais tous de pester les uns contre les autres, otages du passé auprès d’une mère diva omniprésen­te. La maison familiale devient la cerisaie qui a forgé ce clan, fragments de la psyché de Tremblay. Aussi celle de l’auteur admiré.

J’aimais que partout des allusions aux pièces de Tchekhov, de La mouette à La cerisaie en passant par les Trois soeurs, Oncle Vania et Platonov, parsèment le spectacle, tels les motifs d’un jacquard. Anton Tchekhov avait enfanté dans sa Russie au XIXe siècle des héros imparfaits avec leurs chimères et leur mauvaise foi, révolution­nant la dramaturgi­e, comme Tremblay et ses Belles-soeurs dans le Québec des années 1960. Et comme certains millénaria­ux. Tous frères de sang et de sens, en miroirs réfractés d’une humanité qui cherche son chemin à tâtons sans jamais le trouver. Ainsi, les comédiens grecs déclamant du Sophocle jadis sur leurs cothurnes demeurent aussi modernes que les répercussi­ons de mille écrans par les mains virtuelles qui les brandissen­t aujourd’hui.

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