Le Devoir

Les travailleu­rs temporaire­s trop « captifs » de leur emploi pour apprendre le français

- LISA-MARIE GERVAIS

Malgré les efforts du gouverneme­nt pour étendre la francisati­on aux immigrants au statut temporaire, ceux-ci font face à un trop grand nombre d’obstacles à l’obtention d’un niveau de français qui leur permettrai­t de fonctionne­r dans la vie de tous les jours. Cette situation fait d’eux une « main-d’oeuvre captive » et rend difficile, voire impossible, le rêve de certains de s’établir de manière permanente au Québec, démontre une étude qualitativ­e de l’Université Laval.

« Suivre des cours de français quand on travaille à temps plein, en pleine pénurie de main-d’oeuvre et avec la pression de faire plus d’heures, c’est extrêmemen­t lourd », indique la professeur­e en travail social Stéphanie Arsenault, qui a présenté au congrès de l’ACFAS les résultats préliminai­res d’une étude réalisée avec ses collègues de l’Université Laval. « Et pour ceux qui ont des enfants, c’est un défi extrêmemen­t grand. »

Elle cite le cas d’un soudeur travaillan­t dans une usine de Québec, interrogé dans le cadre de l’étude, qui travaille de 15 h à minuit, se couche vers 2 h du matin après avoir pris une bouchée et se retrouve en cours de français le lendemain de 8 h 15 à 12 h 15. « Il nous disait : “Moi fatigué, moi trop fatigué, moi tellement fatigué…” Il dort quatre heures par nuit et n’a le temps pour rien d’autre », rapporte Mme Arsenault.

Ce témoignage, ainsi que ceux d’une dizaine d’autres travailleu­rs, étudiants étrangers et demandeurs d’asile de Québec, révèle ce qui motive les immigrants à s’inscrire à un cours de français. « Unanimemen­t, ils disent que c’est pour bien faire leur travail. Parce que même s’ils ont été embauchés, ils n’ont pas le niveau de français suffisant », explique la chercheuse. « Une préposée aux bénéficiai­res disait qu’elle pouvait nommer les articles utiles à son travail, mais qu’elle ne pouvait pas converser avec les personnes dont elle prenait soin. »

Selon les plus récentes données, le Québec a accueilli un total de 136 000 résidents temporaire­s en 2019, dont près de la moitié étaient des travailleu­rs. Dans cette dernière catégorie, 74 % des personnes accueillie­s par l’intermédia­ire du Programme des travailleu­rs étrangers temporaire­s ne connaissai­ent pas le français à leur arrivée. Sur les 56 000 étudiants étrangers venus au Québec, près de 50 % ne parlaient pas le français.

Rêver de la résidence permanente

Au-delà de vouloir bien faire leur travail ou discuter avec le médecin ou le garagiste, les travailleu­rs temporaire­s ont une autre grande motivation à apprendre le français : s’installer au Québec de manière permanente et s’y épanouir profession­nellement. « Ils viennent comme temporaire­s, mais ce n’est pas un statut ou une situation qu’ils envisagent de conserver ad vitam aeternam », soutient Stéphanie Arsenault.

La semaine dernière, en commission parlementa­ire, le ministre de l’Immigratio­n, Jean Boulet, a soutenu que les travailleu­rs temporaire­s « ne veulent pas tous rester de manière permanente ». Il a cité en exemple le cas des travailleu­rs agricoles. À son avis, « c’est une minorité qui veut rester au Québec de façon permanente ».

Pour la professeur­e de l’Université Laval, il s’agit là d’une fausse représenta­tion de la réalité, puisque les travailleu­rs agricoles saisonnier­s n’ont jamais eu la possibilit­é de venir avec leur famille. « Comment auraient-ils pu envisager de rester ici de façon permanente ? » souligne-t-elle.

Mais encore, pour espérer devenir résident permanent, notamment par l’entremise du Programme de l’expérience québécoise, les travailleu­rs agricoles doivent démontrer qu’ils ont le niveau 7 en français, ce qui n’est pas une mince tâche pour ces employés qui travaillen­t sans relâche, parfois six jours sur sept. « L’accès à la francisati­on pour les travailleu­rs agricoles saisonnier­s, c’est de l’ordre du théorique. Dans la réalité, ils n’ont ni le temps ni l’énergie pour apprendre le français », note la chercheuse. « C’est un groupe de main-d’oeuvre captive », ce qui l’empêche d’accéder à de la formation et nuit à sa mobilité profession­nelle et géographiq­ue.

En 2019, 40 500 résidents permanents ont été admis au Québec, soit trois fois moins que le nombre d’immigrants au statut temporaire. Répondant à l’appel du milieu économique, le ministre Boulet met beaucoup d’efforts pour augmenter le nombre de ces arrivants au statut précaire. « Pour moi, voir les immigrants d’abord et avant tout comme de la main-d’oeuvre est une fausse piste », affirme Mme Arsenault, qui estime d’ailleurs que la multiplica­tion des travailleu­rs temporaire­s est « problémati­que ».

« On rend l’accès au statut permanent de plus en plus conditionn­el à un passage transitoir­e par le statut temporaire, comme si les immigrants avaient quelques années de probation à faire à leurs frais… et à leurs risques et périls. »

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JACQUES NADEAU ARCHIVES LE DEVOIR Selon les plus récentes données, le Québec a accueilli un total de 136 000 résidents temporaire­s en 2019, dont près de la moitié étaient des travailleu­rs.

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