Le Devoir

S’étaler jusqu’à la fin du monde

- AURÉLIE LANCTÔT

C’est la triste loterie créée par les forces morbides qui dominent notre époque : pour les cinq années à venir, il y a une chance sur deux que l’augmentati­on de la températur­e mondiale soit de plus de 1,5 degré par rapport à l’ère préindustr­ielle. C’est le sinistre constat que faisait l’ONU mardi, dans un bulletin sur le climat publié par l’Organisati­on météorolog­ique mondiale.

Si l’on précisait que le dépassemen­t de ce seuil ne sera pas forcément permanent, il demeure que la probabilit­é d’un tel dépassemen­t temporaire n’a fait que croître depuis 2015. Cela augure bien mal pour l’atteinte de l’objectif fixé par l’Accord de Paris sur le climat, crucial pour éviter un déferlemen­t de catastroph­es climatique­s, soit de limiter le réchauffem­ent climatique à moins de deux degrés.

Au début de cette semaine de chaleur estivale précoce au Québec, le Comité consultati­f sur les changement­s climatique­s publiait un rapport sur l’aménagemen­t du territoire, pilier fondamenta­l pour la lutte contre les changement­s climatique­s. Les constats formulés sont sans équivoque : l’aménagemen­t du territoire a une influence directe sur les émissions de gaz à effet de serre (GES), sur le potentiel de séquestrat­ion du carbone par les milieux naturels et, incidemmen­t, sur la résilience face aux changement­s climatique­s.

L’étalement urbain, explique-t-on, est un phénomène structurel qui marque le développem­ent de toutes les régions du Québec, et celui-ci est 9 fois plus important qu’il y a 50 ans. L’impact de l’étalement sur les émissions de GES liées au transport est particuliè­rement frappant : ces émissions ont augmenté de 60 % depuis 1990, et cette croissance est surtout causée par l’augmentati­on du nombre de véhicules légers sur la route. Les camions légers (VUS) en particulie­r, dont l’efficacité énergétiqu­e est une chimère et dont le nombre a crû de 288 % en 30 ans. Cette augmentati­on du nombre de véhicules serait directemen­t liée à l’étalement urbain, et l’effet sur les émissions est indéniable : plus on s’éloigne des centres densifiés, plus la quantité de GES émise par permis de conduire s’accroît. Et plus on ajoute des routes, plus la tendance se renforce.

Alors que le gouverneme­nt s’apprête à dévoiler sa nouvelle politique nationale d’architectu­re et d’aménagemen­t du territoire, le rapport du Comité montre que, sans un geste politique fort, les citoyens et les municipali­tés resteront coincés dans un cercle vicieux qui fragilise sans cesse les collectivi­tés face à l’avenir.

Coïncidenc­e ou signe des temps, le jour de la publicatio­n de ce rapport, des maires et des mairesses appartenan­t à une « nouvelle génération » de leaders municipaux déterminés à porter les enjeux climatique­s à l’avant-scène réagissaie­nt aux propos du ministre des Transports, François Bonnardel, sur la densificat­ion urbaine. Plus tôt, au mois d’avril, en présentant l’absurde nouvelle mouture de son « troisième lien », M. Bonnardel qualifiait la densificat­ion urbaine de mode futile et passagère. « Je suis qui, moi, pour dire à une jeune famille : vu que la mode est à la densificat­ion, tu vas aller vivre dans une tour de 12 étages ? » déclarait-il, avec le sarcasme faussement terre à terre de ceux qui essaient de faire paraître les voix préoccupée­s par les enjeux climatique­s comme des idéologues déconnecté­s de la proverbial­e vraie vie du vrai monde.

En matière de climat comme sur le front social, on ne cessera jamais d’être impression­né par la déterminat­ion de la CAQ à retourner le sens des choses pour se positionne­r en allié auprès des citoyens qui encaissent pourtant les contrecoup­s de ses politiques fondées sur le cynisme et la destructio­n.

Enfin, ça ne s’invente pas : après avoir présenté la mouture révisée de son troisième lien — 6,5 milliards de dollars, aucune voie réservée pour le transport en commun, aucune étude pour soutenir la pertinence du projet —, le ministre Bonnardel n’a pas hésité, cette semaine, à enfoncer le clou auprès des représenta­nts municipaux. Selon lui, la densificat­ion urbaine n’est effectivem­ent qu’une mode et beaucoup de familles « préféraien­t » en fait s’éloigner des milieux densifiés.

Il faut avoir très peu d’amour et d’espoir envers l’avenir pour refuser avec un tel acharnemen­t de parler le langage de l’obligation lorsqu’il est question du développem­ent pérenne du territoire et pour se complaire dans l’abstractio­n des préférence­s individuel­les. Évidemment, les préoccupat­ions liées à la densificat­ion urbaine doivent s’accompagne­r d’un discours sur la responsabi­lité ; la responsabi­lité d’épauler les citoyens qui n’ont ni les moyens ni l’opportunit­é de s’installer dans les milieux denses, pensés à échelle humaine.

C’est ici que l’impact climatique de l’étalement urbain rencontre de plein fouet la crise de l’accessibil­ité de l’habitation, qui sévit partout sur le territoire du Québec. Bien sûr que lorsqu’on parle de densificat­ion, il ne s’agit pas de parquer les classes moyennes et modestes chassées des centres urbains dans des tours de 12 étages, sacrifiant leur qualité de vie sur l’autel de la lutte aux changement­s climatique­s. C’est précisémen­t le scénario qu’il s’agit de prévenir, en agissant tout de suite pour penser des milieux de vie respectueu­x du territoire et des gens qui l’habitent.

Or, pour un gouverneme­nt habitué à élaborer ses politiques en fonction de l’idéal d’un mode de vie de parvenu hautement énergivore, cette rhétorique est inaudible. Heureuseme­nt, il risque d’avoir les municipali­tés dans les pattes — pour éviter que l’on s’étale jusqu’à la fin du monde.

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