Le Devoir

Knock-out à la guerre froide

- David Bensoussan Professeur de sciences à l’Université du Québec

L’ego du président Poutine aura été blessé. Il a caché ses intentions, a assemblé un pot-pourri mal équipé constitué d’unités spéciales, de nouvelles recrues de Sibérie et de Tchétchène­s pour se lancer dans une invasion mal conçue et désordonné­e qui a abouti à des pertes humaines et à des pertes d’équipement importante­s. Il a grandement sous-estimé les réactions des Ukrainiens et de l’Ouest, et est incapable de maîtriser les conséquenc­es de ses actes.

Le contexte militaire russe

La guerre de Géorgie en 2008 avait mis au jour de grandes lacunes militaires de la Russie. La décision fut prise de moderniser l’armée russe, dont les acquisitio­ns doublèrent entre 2008 et 2019 pour atteindre 250 milliards de dollars américains, soit près de trois fois le budget d’acquisitio­n militaire de la France ou de l’Angleterre.

Il est fort possible que l’expérience russe en Crimée, en Syrie et dans le Donbass ait fait penser aux autorités que l’invasion de l’Ukraine serait une affaire de jours. Or, la réalité fut tout autre.

Eu égard aux problèmes de l’Armée rouge en Ukraine, qui ont mis au jour des défectuosi­tés matérielle­s graves, il est légitime de se demander s’il peut exister une armée qui reste intègre en marge d’un régime politique corrompu et coercitif.

Il s’y ajoute des défaillanc­es logistique­s non moins graves. Des blindés en panne d’essence ou des convois de blindés empilés sur une même route ont continué d’être déployés d’une façon quasi suicidaire. Le recours à des bombardeme­nts aériens non guidés à partir d’une basse altitude et des problèmes de communicat­ion russes les ont rendus plus vulnérable­s : plusieurs généraux russes ont été repérés et abattus. L’attaque sur Kiev fut désastreus­e, et la Russie tente de consolider tant bien que mal son emprise sur le sud et l’est de l’Ukraine. Les pertes navales russes en mer Noire entravent la capture d’Odessa, qui priverait l’Ukraine d’un port essentiel à ses exportatio­ns.

Il faudrait toute une génération pour redorer le blason de l’Armée rouge. Le recours aux bombardeme­nts de cibles civiles, dont des hôpitaux, voire aux massacres (Boutcha), est une mesure qui a eu le contre-effet d’unir les Ukrainiens et de souder les pays démocratiq­ues, incités à venir en aide à l’Ukraine et à faire corps avec l’OTAN. Bien des pays se sentent menacés par la possibilit­é que la Russie s’ancre impunément en Ukraine.

Le contexte militaire ukrainien

Bien que l’armée ukrainienn­e ait été formée sur le modèle de l’armée russe, son expérience en Irak et en Afghanista­n l’a préparée à une hiérarchie de commande décentrali­sée. Les pays limitrophe­s anciens membres du pacte de Varsovie acheminent du matériel et des munitions en soutien à l’armée ukrainienn­e, équipée du même type d’armement.

L’Ukraine a des défis logistique­s majeurs. Son réseau de communicat­ion cellulaire a été épargné, car, d’une part, l’armée russe s’en est servi en raison de ses communicat­ions défaillant­es, et, d’autre part, l’accès Internet est fourni par des terminaux satellitai­res Starlink, gracieuset­é d’Elon Musk.

La corruption n’épargne pas l’Ukraine, qui est classée au 122e rang par Transparen­cy Internatio­nal, alors que la Russie figure au 136e rang. Néanmoins, la motivation des Ukrainiens à faire survivre leur pays, contre le manque de motivation des troupes russes, souvent inconscien­tes de la raison de leur présence en Ukraine, change totalement la donne.

La réaction des démocratie­s

Un sentiment d’horreur a secoué la planète devant la catastroph­e pour l’humanité et les dégâts qui accompagne­nt l’invasion de l’Ukraine. Des secours ont été apportés à des millions de réfugiés, et des armes défensives envoyées en grande quantité.

L’Europe se réarme massivemen­t et serre les rangs autour des États-Unis, qui deviennent l’arsenal des démocratie­s, tout comme durant la Seconde Guerre mondiale. L’intégratio­n de la Finlande et de la Suède à l’OTAN n’est plus qu’une question de temps.

En outre, on commence à voir l’effet des sanctions économique­s contre la Russie : gel des réserves bancaires, limitation­s imposées à des produits et à des personnes — dont les oligarques. L’effet de la fuite des cerveaux de la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine se fera sentir à moyen terme. La puissance économique de Moscou repose en grande partie sur la vente d’hydrocarbu­res : 45 % du gaz naturel et 25 % du pétrole de l’Union européenne sont achetés à la Russie, pour l’équivalent d’un milliard par jour. L’économie russe tire actuelleme­nt avantage de la hausse du prix du Brent, mais bien des pays cherchent des approvisio­nnements ou des solutions de remplaceme­nt, transition qui ne sera guère facile.

La Russie ne voudra pas céder le Donbass, et il est possible qu’une ligne de démarcatio­n sépare les belligéran­ts, tout comme cela a été le cas pour la Corée du Nord et la Corée du Sud, sans pour autant que l’Ukraine se joigne à l’OTAN

Comment mettre fin au conflit ?

Les objectifs des pays qui viennent en aide à l’Ukraine ne sont pas bien définis. Dépendront-ils des développem­ents sur le terrain ? Coïncident­ils avec ceux de l’Ukraine, qui n’accepterai­t aucune cession territoria­le ? Y a-t-il un compromis possible avec Poutine ?

À l’heure actuelle, il semble se dessiner un conflit prolongé et sans paix officielle à l’horizon. La Russie ne voudra pas céder le Donbass, et il est possible qu’une ligne de démarcatio­n sépare les belligéran­ts, tout comme cela a été le cas pour la Corée du Nord et la Corée du Sud, sans pour autant que l’Ukraine se joigne à l’OTAN.

L’OTAN visera à décourager la Russie d’une autre invasion tout en se libérant de la dépendance aux hydrocarbu­res russes. Plusieurs années se passeront avant que la confiance ne soit rétablie entre les pays de l’Ouest et la Russie. Il incombera à ces pays occidentau­x de veiller à ce que la Russie soit sensible aux avantages de la démocratie responsabl­e et fiable, ce sans quoi elle risquerait d’être gouvernée par un dirigeant bien plus radical que Poutine.

Poutine est nostalgiqu­e du temps de la guerre froide, lorsque l’Union soviétique était une superpuiss­ance redoutable. Il a manoeuvré pour consolider la Russie à l’image de l’empire soviétique. Il hérite d’une nouvelle guerre froide, certes, mais avec une Russie considérab­lement affaiblie.

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