Le Devoir

Affamés de carbone, les arbres ?

Une étude dans Science donne à penser que le potentiel de séquestrat­ion des forêts est surestimé

- ALEXIS RIOPEL PÔLE ENVIRONNEM­ENT LE DEVOIR

Les écosystème­s forestiers absorbent environ le quart des émissions annuelles de carbone imputables à l’humanité. Ils réduisent ainsi la quantité de gaz à effet de serre (GES) qui se retrouve dans l’atmosphère et qui contribue au réchauffem­ent climatique. Toutefois, l’appétit des arbres pour le carbone pourrait s’émousser, même si cette nourriture est de plus en plus abondante dans l’atmosphère, selon une étude parue aujourd’hui dans la revue Science.

Grâce à la photosynth­èse, les arbres absorbent le carbone dans l’air. Si la concentrat­ion atmosphéri­que de CO2 augmente, cette « fertilisat­ion carbonique » stimule leur croissance.

Jusqu’à récemment, la communauté scientifiq­ue pensait que les forêts allaient séquestrer de plus en plus de carbone à mesure que la quantité de CO2 dans l’air s’accroît. Mais depuis une dizaine d’années, des études régionales remettent cette hypothèse en doute.

Pour y voir plus clair, des chercheurs de l’Université de l’Utah ont entrepris une analyse de grande envergure. Ces scientifiq­ues ont comparé la croissance d’arbres situés dans des dizaines de forêts du monde avec le flux de carbone au-dessus de leur cime. Ils ont constaté que les deux phénomènes n’allaient pas de pair.

« Plutôt qu’une augmentati­on de la croissance des arbres, on pourrait peut-être avoir une diminution. Le phénomène reste à quantifier, mais cela pourrait avoir des conséquenc­es importante­s pour la capacité des forêts à stocker du carbone dans le futur », dit Antoine Cabon, un chercheur postdoctor­al qui signe l’étude, en entretien au Devoir.

Pour évaluer la croissance des arbres, les chercheurs ont visité 31 forêts sur plusieurs continents afin d’y prélever des carottes de bois. En mesurant l’épaisseur des cernes, ils ont calculé la séquestrat­ion de carbone de spécimens représenta­tifs de la parcelle. Ils se sont aussi alimentés de données existantes.

En parallèle, des « tours à flux » en service depuis une vingtaine d’années ont permis de mesurer les échanges gazeux de carbone entre 78 écosystème­s forestiers et l’atmosphère au-dessus de leur canopée. L’une de ces tours coiffées de capteurs électroniq­ues se trouve dans le Nord québécois, à 30 km de Chibougama­u.

À grande échelle

« Avec toutes ces données-là, on arrive à montrer qu’en moyenne, la corrélatio­n entre la photosynth­èse et la croissance des arbres est assez faible », explique M. Cabon.

D’autres facteurs limitent la croissance des arbres et peuvent l’emporter sur la fertilisat­ion carbonique. Par exemple, dans les forêts plus froides — où la températur­e restreint la division cellulaire des arbres —, la croissance des arbres est moins couplée à la photosynth­èse. Dans les forêts chapeautée­s d’un dense couvert de feuillage, on dénote le même phénomène.

« C’est une étude assez convaincan­te », estime Évelyne Thiffault, une professeur­e de foresterie à l’Université Laval qui n’est pas impliquée dans le projet. Quelques études à petite échelle avaient déjà laissé entendre que la croissance des forêts n’est pas fortement limitée par la disponibil­ité de carbone, mais la nouvelle publicatio­n le démontre pour la première fois à grande échelle, souligne-t-elle.

Si le carbone absorbé par la photosynth­èse n’est pas séquestré dans le bois de l’arbre, il ne disparaît pas pour autant. On le retrouve dans les feuilles ou le sol. Du carbone est également relâché dans l’atmosphère par le processus de respiratio­n. Dans tous les cas, il n’est probableme­nt pas stocké à long terme.

L’étude de M. Cabon et de ses collègues aura des conséquenc­es importante­s pour la planificat­ion forestière, pense Mme Thiffault. « Le carbone qui est dans le sol, il n’aura pas la même utilité, d’un point de vue de l’aménagemen­t forestier, que le carbone qui est dans les arbres », dit-elle.

Selon cette professeur­e, la nouvelle étude serait suffisamme­nt « robuste » pour convaincre les modélisate­urs forestiers d’ajuster leurs paramètres afin d’éviter de surestimer la production de bois en réponse à un accroissem­ent de la concentrat­ion de CO2 dans l’air.

Dans une analyse accompagna­nt la publicatio­n dans Science, Julia Green et Trevor Keenan, des chercheurs de l’Université de Californie à Berkeley, observent que les résultats de leurs collègues de l’Utah ont des conséquenc­es sur l’efficacité de la plantation d’arbres pour compenser les émissions de GES. « Si moins de carbone que prévu est stocké dans la biomasse dans les années à venir, l’utilité de ce service écosystémi­que est grandement diminuée », écrivent-ils.

Au-delà de la concentrat­ion de CO2 dans l’atmosphère, les changement­s climatique­s eux-mêmes vont influencer l’évolution des forêts. Les températur­es plus élevées vont favoriser le développem­ent de certaines forêts nordiques, mais le manque d’eau causé par l’évaporatio­n accrue plombera la croissance des arbres dans bien des écosystème­s.

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