Fini de jouer
Les dons inexplicables des petits protagonistes du film Les innocents sont le prétexte à une exploration du côté sombre de l’enfance
La vue d’enfants en train de jouer dans un parc fait d’emblée sourire. On les regarde s’ébattre, insouciants, et voici que l’on se surprend à se remémorer ce temps où, naguère, on en faisait autant. Or, pour plusieurs, cette vision idyllique est vite dissipée alors que remontent en mémoire des souvenirs d’intimidation et de violence souvent subies à l’insu des adultes. C’est à ce volet sombre de l’enfance que s’intéresse le film norvégien Les innocents, dans lequel un groupe de gamins se découvrent de mystérieux dons loin du regard de leurs parents.
Aux antipodes des films de superhéros comme X-Men ou Spider-Man, l’approche est ici résolument minimaliste. En fait, il s’agit surtout d’un prétexte pour le scénariste et réalisateur Eskil Vogt, coscénariste de Julie (en 12 chapitres), qui utilise cette puissance secrète qu’acquièrent ses jeunes protagonistes comme une métaphore des jeux de pouvoir auxquels s’adonnent les enfants entre eux. À cet égard, le classique Sa Majesté des mouches, de William Golding, adapté par deux fois au cinéma (1963, 1990), a assurément influencé le cinéaste.
On suit principalement la petite Ida, qu’un déménagement récent emplit de ressentiment, et qui au surplus jalouse l’attention que ses parents accordent à sa soeur aînée, Anna, qui est autiste. Dès le premier jour, Ida fait la connaissance de Ben, un voisin de son âge, dont les penchants sadiques exercent une certaine fascination sur elle. Ben est le premier à manifester des aptitudes insolites. À la bande se joint Aisha, qui elle aussi se met à développer d’étranges habiletés.
Avec leur blondeur, Ida et Anna rappellent les protagonistes du classique britannique The Village of the Damned (Le village des damnés, de Wolf Rilla, 1960 ; refait par John Carpenter en 1995), dans lequel des gamins dotés de pouvoirs surnaturels sèment la terreur. On songe aussi parfois à The Children (de Tom Shankland, 2009), où des enfants en vacances avec leurs parents sont atteints d’une rage homicide d’origine inconnue.
Suspense à combustion lente, Les innocents possède toutefois une sobriété, une rigueur, et une mesure bien à lui.
Intimisme et proximité
Dévoilé à Cannes dans la section Un certain regard en 2021, le film d’Eskil Vogt prend ainsi son temps pour installer, puis nourrir, une atmosphère sourdement angoissante. Les éclats de fantastique et de violence n’en saisissent que davantage.
D’ailleurs, le réalisateur, sans s’y complaire, ne recule jamais au moment de montrer l’horreur (amoureux des chats s’abstenir). Une horreur tour à tour physique et psychologique qui, il convient de le préciser, ne se manifeste pas nécessairement de la façon prévue ou au moment attendu.
On regrette, cela dit, une approche somme toute manichéenne de la dynamique protagonistes-antagoniste, Ben étant doté d’un historique familial vite expédié renvoyant à du sous-Carrie. Vogt a la main plus heureuse avec le thème de la sororité, également au coeur du sublime (et fort différent) Petite maman de Céline Sciamma, à l’affiche cette semaine.
Au troisième acte, les affrontements quasi statiques se multiplient, redondants et longuets. La note d’ambiguïté sur laquelle se conclut le film apparaît en outre plus paresseuse qu’audacieuse.
Quoi qu’il en soit, avec sa mise en scène intimiste et sa caméra de proximité, Les innocents parvient à éliminer la distance, au propre et au figuré, entre ses jeunes personnages et le public. Devant le spectacle de cette inéluctable fin de l’innocence, le sourire se fige, puis meurt.