Kendrick Lamar plonge aux racines de ses problèmes
Le cinquième album studio du rappeur est le meilleur de l’année à ce jour
L’avertissement est servi dès les premières mesures de United in Grief, en ouverture de l’album : 1855 jours depuis la parution de DAMN,« I’ve been goin’ through somethin’ / Be afraid », prévient Kendrick Lamar. Il s’en est passé, des choses, en cinq ans, le rappeur en a pris bonne note : sur les quelque 75 minutes suivantes que dure Mr. Morale & the Big Steppers, il touchera à plusieurs sujets délicats, le racisme bien évidemment, le traumatisme transgénérationnel découlant de l’esclavagisme, la violence conjugale et sexuelle, la cancel culture, liant le tout à sa propre expérience et à ses propres blessures pour livrer ce disque incommodant, mais monumental.
Présenté comme un album double, Mr. Morale & the Big Steppers est néanmoins un peu plus court que son précédent classique To Pimp a Butterfly (2015). On a toutefois l’impression qu’il a deux fois plus de choses à dire : sur le plan lyrique, cet album est essoufflant, le lauréat d’un prix Pulitzer en 2018 faisant taire ses détracteurs avec sa plume et son intelligence supérieures.
Or, prises séparément, ces chansons pourraient donner l’impression que l’artiste s’éparpille tel un chroniqueur touche-à-tout mais n’approfondissant rien (la pandémie et même la guerre que mène le Kremlin à l’Ukraine sont évoquées sur l’album), mais ainsi réunies, elles forment une riche et cohérente vision d’un monde complexe et chaotique.
Réflexions et confessions
Sur le plan musical, Lamar s’entoure des collaborateurs croisés en studio lors de l’enregistrement de ses précédents albums, tels Pharrell Williams (sur la teigneuse et futuriste Mr. Morale), Sounwave, Boi-1da ou DJ Khalil ; seul le pianiste, compositeur et arrangeur Terrace Martin est absent, et ça s’entend dans la facture sonore parfois plus près de la musique contemporaine (la production avant-gardiste de Worldwide Steppers !) que du jazz, dont il subsiste de belles traces, par exemple dans le piano de la déroutante United in Grief en ouverture.
Le premier des deux disques sera perçu comme le plus brusque, mais chacune des dix-huit chansons de l’album double contient des perles de rimes qui commandent l’attention et nous forcent à réfléchir. On jasera beaucoup du texte de Worldwide Steppers, durant lequel Lamar nous relate la première, puis la seconde fois où il a couché avec une femme blanche : « Was out in Copenhagen/good kid, m.A.A.d city tour / I flourished on them stages/Whitney asked did I have a problem/I said, “I might be racist”/Ancestors watchin’ me fuck was like retaliation. »
Mais outre les formules chocs, retenons avant tout la dimension confessionnelle de ses textes, Lamar se servant de son propre parcours pour comprendre le monde qui l’entoure. « I come from a generation of home invasions and I got daddy issues, that’s on me /
Everything them four walls had taught me, made habits bury deep », confie-t-il sur Father Time, au milieu du premier disque. Le passage le plus troublant de l’album survient peu après : We Cry Together, en duo avec l’actrice Taylour Paige (Ma Rainey’s Black Bottom), nous fait vivre, par des mots violents, une dispute conjugale ; soudainement, nous n’écoutons plus une chanson, mais assistons à une scène de théâtre.
La chanson a son importance à la toute fin du premier disque, mais n’en incarne pas l’esprit, qui s’adoucit sur le second disque, généreux en bons grooves accueillants. C’est aussi sur le second volet de l’album que l’on découvre les passages les plus touchants. Comme Auntie Diaries, une chanson qui deviendra l’une des meilleures de son répertoire.
Apprendre et corriger
Le rythme est doux mais constant, comme un house amorphe. Lamar prend un ton conciliant, il parle plus qu’il ne rappe ; derrière lui, de vagues sonorités de violons passent subrepticement pour ne pas nous distraire de ce que le rappeur nous raconte : l’histoire de sa tante devenue un homme et d’un Demetrius (personnage cité sur son premier album) devenu Mary-Ann, et de l’influence que ces personnes ont eue sur lui. « My auntie is a man now /
I think I’m old enough to understand now », dit-il sur ce sublime texte qui traite autant de la tolérance à l’endroit des membres de la communauté LGBTQ que du pouvoir des mots servant à blesser, parfois les gais, parfois aussi les Noirs. Lorsque Lamar lève le ton et que les violons s’unissent dans le dernier tiers, c’est frissons garantis, interrompus par une des plus foudroyantes punchlines de l’histoire du rap.
Ce n’est pas l’unique geste d’éclat de Lamar. Mr. Morale & the Big Steppers est bondé de collaborateurs. Le chanteur britannique Sampha sur Father Time, superbe. Summer Walker et Ghostface Killah sur Purple Hearts. Son cousin Baby Keem un peu partout, mais plus spécifiquement sur la saisissante Savior. Beth Gibbons, l’âme de Portishead, sur la poignante Mother I Sober, un des sommets de l’album, sur lequel le rappeur semble faire allusion à la présence controversée, sur la chanson Silent Hill, du rappeur Kodak Black, condamné (entre autres) pour agression sexuelle. Vers la fin de Mother I Sober, Lamar rappe : « I know the secrets / Every other rapper sexually abused / I see them daily burying their pain in chains and tattoos / So listen close before you start to pass judgement on how we move. » Ouf.
Là où Kanye West faisait de la provocation facile en conviant Marilyn Manson et DaBaby à collaborer à ses projets, Kendrick Lamar invite plutôt Kodak Black à chercher, comme lui, à comprendre la source de comportements problématiques, les siens comme ceux de ses semblables. Nommer, comprendre, apprendre, corriger : le fil conducteur des dix-huit chansons de Mr. Morale & the Big Steppers. Et au bout de l’écoute, de l’espoir ; à la toute fin de Mother I Sober, une mère parle ainsi à son enfant : « You did it, I’m proud of you. You broke a generational curse. Say “Thank you, dad” ». L’enfant répond : « Thank you, daddy, thank you, mommy, thank you, brother Mr. Morale. »