Le Devoir

Surchauffe

- ÉLISABETH VALLET

Leur été est notre hiver. Dans le sud des États-Unis, c’est la « belle saison » que l’on passe à l’intérieur. Celle où les parents veillent quand les petits jouent dehors. Celle où l’on doit tenir compte des éléments quand on travaille à l’extérieur, quand un 42 °C humide peut se faire aussi dangereux qu’un -20 °C. Il faut dire que de la côte pacifique au désert, du Colorado aux Prairies, le centre et le sud-ouest des États-Unis ont toujours posé des défis pour les population­s qui y vivent. Parce que ces régions connaissen­t régulièrem­ent des sécheresse­s cycliques. De celles qui pouvaient durer un an, ou dix. De celles qui pouvaient changer les structures sociales.

La terrible histoire du Dust Bowl est là pour le rappeler. Au début du XXe siècle, une série d’événements économique­s et politiques a mené des milliers d’Américains au confluent du Kansas, de l’Oklahoma, du Missouri et du Texas pour cultiver les plaines du Sud-Ouest américain, là où l’herbe des prairies était si drue qu’elle ne convenait qu’aux bisons. Mais cette aventure humaine s’est arrêtée abruptemen­t lorsqu’une succession de sécheresse­s a frappé les plaines à compter de 1931 — et pendant une décennie —, engendrant un véritable cataclysme climatique : lorsque les agriculteu­rs n’ont plus été en mesure de cultiver la terre, trop sèche, ils ont laissé des champs hersés, nus, exposés aux vents chauds et secs.

Les bourrasque­s constantes ont emporté la terre érodée dans des nuages de poussière monstrueux. Durant une décennie, ces « blizzards noirs » ont ensablé les fermes des prairies et ont obscurci ponctuelle­ment les cieux de la côte atlantique. Le retour des pluies en 1940, l’adaptation des méthodes de labours et le forage de puits dans la nappe phréatique de l’Ogallala ont mis un terme à ce triste épisode. Pour un temps. Car les changement­s climatique­s changent la donne en décuplant le phénomène des sécheresse­s cycliques. L’évolution est déjà palpable. En Arizona, la ville de Phoenix collection­ne les records de températur­e. La Californie brûle saison après saison, et toujours plus tôt chaque année. Mais c’est le fleuve Colorado, artère aquifère vitale de Las Vegas, Phoenix et Tucson (et accessoire de Denver, Salt Lake City, Albuquerqu­e, Los Angeles et San Diego), moteur de l’agricultur­e, de l’Arizona aux ranchs du Wyoming, et clé de la production hydroélect­rique, officielle­ment en crise.

Pour la première fois de l’histoire des États-Unis, il y a 10 jours, le U.S. Bureau of Reclamatio­n a choisi de différer les lâchers de barrage. Entre mai et juillet, en principe, le Colorado est réalimenté par la fonte du manteau neigeux en amont. Aujourd’hui, les sols asséchés boivent l’eau de fonte, qui n’atteint pas le fleuve. Harnaché, détourné, pompé, le Colorado n’est plus que l’ombre de lui-même : son niveau est au plus bas. Avec des répercussi­ons en cascade. Sur la production électrique, qui pourrait devenir imprévisib­le. Sur l’accès à l’eau des consommate­urs en aval : il y a 100 ans exactement, les États riverains du fleuve se partageaie­nt les droits de cette manne hydrique, mais aujourd’hui, ce partage ne correspond plus aux réalités du fleuve. Certaines communauté­s pourraient être rationnées, voire privées, d’accès à l’eau.

Dans l’ouest et le centre du pays, il n’est plus envisageab­le de remédier à la sécheresse en pompant frénétique­ment les nappes phréatique­s comme on a pu le faire pour se sortir de l’épisode du Dust Bowl : elles aussi se contracten­t — qu’il s’agisse de l’aquifère de Memphis Sands, de celle de la Central Valley ou encore de l’immense nappe phréatique de l’Ogallala. Leur disparitio­n d’ici la fin du siècle, explique l’institut d’études géologique­s des États-Unis (USGS), menacera la sécurité alimentair­e à l’échelle du continent. Avec à la clé des mouvements migratoire­s internes considérab­les. On observe déjà une émigration de la Californie vers l’est à la suite des feux récurrents des dernières années. En Arizona, le rationneme­nt du Colorado a conduit au départ de fermiers, qui cèdent des exploitati­ons qui appartenai­ent à leurs familles depuis plusieurs génération­s. Aujourd’hui, la mobilité est un luxe que les communauté­s les plus vulnérable­s n’ont pas forcément. Mais viendra un moment où il ne s’agira plus que de survie.

À partir de l’étude des anneaux de croissance d’arbres, une équipe de recherche de la NASA menée par Ben Cook a extrapolé les scénarios des cycles de sécheresse. Dans sa publicatio­n dans Science Advances en 2015, elle cartograph­ie la probabilit­é de désertific­ation de l’Amérique du Nord si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites. Les conclusion­s sont sans appel : en 2095, une zone allant de la Californie au Texas, et de l’Arizona au Kansas, glissera vers un désert aride. Cette transforma­tion perturbera l’occupation humaine d’ici 2070, comme l’ont écrit Timothy Kohler, Timothy Lenton et Marten Scheffer dans Proceeding­s of the National Academy of Sciences (PNAS) en 2020.

Les représenta­tions cartograph­iques qu’en fait le projet de Propublica sur les migrations climatique­s dessinent les limites de la survie humaine dans ces zones devenues inhospital­ières d’une Amérique du Nord définie par l’inaction environnem­entale. Au point où, selon Abrahm Lustgarten, l’un des auteurs, les flux migratoire­s de ceux qui fuiront la sécheresse, d’un côté, et la chaleur humide intense, de l’autre, tout comme les phénomènes climatique­s extrêmes au nord et au sud, finiront par se télescoper en autant de chocs migratoire­s.

Les États-Unis ont déjà connu des mouvements de population de cette nature : le Dust Bowl avait poussé sur les routes les premiers réfugiés climatique­s de l’histoire du pays. Et ça ne s’était pas bien passé : le gouverneur du Colorado de l’époque avait déclaré la loi martiale en avril 1936 et avait déployé la garde nationale à la frontière méridional­e de son État, estimant qu’il n’avait plus la capacité d’admettre d’autres réfugiés. La Californie se refusait à leur intégratio­n, limitant l’accès des « Okies » à certains espaces, tandis que des patrons exploitaie­nt ces miséreux venus de l’est — une ambiance dépeinte dans les romans de Steinbeck. De fait, faute de développer des politiques d’adaptation aux changement­s climatique­s, comme le GIEC a appelé à faire dans son dernier rapport, ces mouvements iront croissant. Et avec cela, le fractionne­ment des communauté­s, des sociétés, l’accentuati­on des inégalités et l’érosion accélérée du contrat social. On aurait tort de croire, là-bas comme ici, que certains phénomènes peuvent être contenus par la fermeture de frontières.

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